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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/640

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d’un centre de ralliement près duquel ils se regrouperont tour à tour. Puis, faute impardonnable, n’avons-nous pas omis de designer celui qui prendrait le commandement au cas où je serais obligé de me retirer. Déjà la fusillade crépite et tout à la joie du combat qui s’annonce, j’en oublie cette arme damnée. Traçantes et incendiaires s’entrecroisent comme des pluies d’étoiles, mêlent leurs sillons fumeux au milieu d’une sarabande effrénée : près de vingt appareils tourbillonnent en rond cherchant à s’atteindre par derrière, à se survoler les uns les autres. En un instant le désordre est indescriptible : à mes côtés passe le gouvernail d’un Spad, sur ma tête glisse le ventre livide d’un Fritz. Voici un camarade serré de près ; son assaillant coupe ma ligne de mire. Hélas ! toujours une seule cartouche. Français, Allemands plongent ou se dressent « en chandelle, » ce ne sont qu’avions virevoltant dans les positions les plus excentriques. Les lourds albatros aux queues en pelle vrillent à la verticale, leurs adversaires légers se retournent sur le côté. Certains simulent être touchés à mort, se dégagent et recommencent le combat.

L’ennemi témoigne d’un allant inaccoutumé et donne l’impression de fauves sournois, mais résolus, qui cherchent à mordre ; les nôtres se multiplient : « Hardi, mes équipiers ! » A chaque seconde des appareils se frôlent ou menacent de se couper en deux. Brusquement un Spad s’engouffre devant moi à une vitesse insensée : les ailes s’arrachent du fuselage et tout vole en éclats ; seul un lambeau de cocarde tricolore s’attarde comme une feuille morte à travers l’espace... Déjà un ami à venger !

Au fond du remous qui s’est naturellement formé nous nous retrouvons trois Boches et moi. L’un d’eux s’acharne et ses camarades le laissent travailler ; il paraît plus puissant, admirablement camouflé mauve et vert, les « culbuteurs » de son Mercedes et ses deux mitrailleuses étincellent au soleil. On dirait le chef de patrouille, lui aussi. A nous deux maintenant ! Une fureur de destruction nous enflamme l’un et l’autre ; lui ou moi, l’un de nous sera forcément abattu tout à l’heure. Les passes se succèdent parallèlement, sans qu’il soit possible de tirer et nous montons sans arriver à nous dominer. J’ai l’impression de jouer ma vie et m’amuse comme sur notre terrain, aussi insouciant que s’il s’agissait de quelque exercice d’entrainement,