Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/641

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus rageur cependant et préoccupé de la précision des mouvements ; la plus légère faute m’exposerait à son feu. Le moteur « gaze » à fond, les manomètres sont bons et mon oiseau est si souple, si nerveux à manœuvrer ! nous nous croisons et recroisons a une largeur d’aile, puis chacun vire et le manège recommence. Un sauvage rictus de haine contracte sa face à lui aussi. Par deux fois un quart de vrille brutal me place juste derrière lui. Le regard rivé au colimateur, je le centre à l’intersection des traits avec une scrupuleuse attention. Chien maudit, si j’avais la chance de te descendre en une seule balle, ou mieux de couper tes gouvernails avec mon hélice !...

Tac...

Quelque chose de brillant a passé avec un bruit mat, de mon poignet des éclairs blanchâtres jaillissent, dirait-on, et voilà ma main droite tendue sur le « manche à balai » qui tombe inerte, demi-séparée du bras. Encore inconscient, d’un geste plus prompt que la pensée, je la saisis de la main gauche et la remonte à son poste. Mais une douleur infernale me fait brusquement tout comprendre et mesurer l’étendue du désastre. Un coup de massue asséné à toute volée serait moins atroce. Sur la chair à vif, de l’essence, venue d’on ne sait où, coule à flots embrasant la déchirure. Je regarde la main, elle ne tient plus que par un trou entouré de deux fils de peau ; du poignet ressort un tendon blanc coupé, le sang gicle au fond de la carlingue jusque sur mes pieds. La souffrance est si horrible que je souhaiterais mourir, tout au moins m’évanouir. Hélas ! le mal suraigu hypertrophie au contraire à leur paroxysme les facultés tant physiques que cérébrales. Ma main droite... coupée... amputée... est-ce possible ?

La réalité brutale se dégage peu à peu sous sa lumière crue et sa fatalité m’accable. Ce Fritz ensorcelé a donc réussi la plus difficile des corrections de tir, celle à angle droit !

L’avion cependant n’obéit plus. Ses commandes sont sans doute coupées à lui aussi ; couché sur le flanc, il descend en glissade sur l’aile. Côté français, côté boche ? Nous étions au moins à trois kilomètres chez eux. Je frissonne d’une nouvelle épouvante à la pensée de retomber une seconde fois prisonnier. Côté français, grâce au ciel ! Voici là-bas Noyon et l’Oise. Dans mes pires séances d’acrobaties, jamais je n’ai gardé le souvenir