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temps, jointe à la terreur de quelque nouvelle et grave blessure et non d’une fin brutale, ébranlèrent-elles ma volonté d’en finir ? Intervinrent-ils aussi, les invisibles protecteurs vers lesquels, instinctivement, je jetais un appel désespéré, gagné, malgré moi, d’épouvante devant cette ingouvernable machine ?

Dominant souffrances et angoisses par un furieux sursaut de tout mon être, raidi une dernière fois sur les commandes, je me débats pour vivre. Peu à peu le miracle s’accomplit, l’appareil se redresse. Une coulée de champs creusés de tranchées s’offre comme point d’atterrissage. « Retirons nos lunettes ; le capotage est certain. » Un suprême effort, et mon oiseau à plat cherche à se poser ; choc effroyable, projeté en avant, les bretelles me retiennent en arrière prisonnier sous la carlingue renversée. A gauche filtre un rayon de lumière, juste un orifice où se glisser. Impossible de décrocher la courroie, la boucle ne veut pas sauter ; me voici étranglé ; enfin, par l’ouverture minuscule, j’arrive à me faufiler. La main suit, sans qu’il soit nécessaire de prendre appui aux deux os qui pointent en fourchette hors du bras, et sur les chers sillons de France, près de mon oiseau mort, brisé, sanglant, mes rêves et ma carrière anéantis pour toujours cette fois, je me suis étendu...

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Des artilleurs accoururent tout frémissants de notre bataille aérienne dont anxieusement ils suivaient les péripéties, et, quelques heures plus tard, transporté à l’hôpital, je m’abîmais dans le nirvana du chloroforme.

La patience et le dévouement d’un praticien de talent, le docteur Laurence, dont le souvenir restera attaché à ma vie, sauvèrent ma main de l’amputation, après des semaines d’incertitude. Privée de mouvements, elle dort désormais sur ma poitrine, comme l’aile repliée d’un oiseau blessé.

Une vie nouvelle commença pour moi à laquelle jamais ne s’était arrêtée ma pensée. Je mesurai les interminables nuits sans sommeil, coupées par les râles des mourants, les gémissements et les appels des blessés, où l’on guette impatiemment le jour, et les jours plus pesants parfois où l’on espère à nouveau la nuit. Je connus l’abattement de la fièvre, la désespérance de la guérison, l’attente angoissée de l’infirmière, au matin dans la salle, ange blanc perpétuellement penchée sur nos souffrances, seul rayon de lumière de ces douloureux asiles.