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Indéfiniment, je revécus les péripéties de notre dernier combat sur lequel mes camarades m’apportèrent d’autres détails et quelques reliques de l’oiseau défunt. Ni Marie ni Stone ne revinrent jamais ; l’appareil de l’un éclata en l’air, l’autre fut aperçu tombant en flammes ; deux ennemis le suivirent au fond de cette vaste sépulture toujours ouverte sous nos ailes. Jusqu’à Roye l’Allemand fut refoulé, et le reste de la patrouille, — ils n’étaient plus que cinq, — resta maître du champ de bataille. Ils me dirent leur angoisse, quand ils se comptèrent, leur morne retour, l’anxiété des mécaniciens espérant tout le jour les pilotes disparus, les tentes ouvertes et animées le lendemain, à l’heure de la sortie, et celles des trois « manquants » silencieuses et closes comme des tombeaux.

Une seule balle, dont mon mécanicien releva la trace, une malheureuse balle perdue, — française ou boche, — tirée par ceux qui se battaient au-dessus de nos têtes, peut-être même pour me dégager, traversa une aile, broya mon poignet, coupa le gouvernail, creva le réservoir d’essence.

Le Fritz, mon adversaire, n’y fut donc pour rien.

Pour moi, mesurant les conséquences de ma blessure au point de vue des services que j’aurais continué de rendre, un instant j’eus le regret de m’être entêté dans une rencontre à laquelle ma mitrailleuse déréglée interdisait toute participation efficace et faisait illusion à mes camarades sur la valeur de mon appui. Devant la mort de Stone et de Marie, ce doute s’évanouit. Mon sacrifice me parut moins inutile, moins cuisante la douleur de ne plus combattre. Jusqu’au bout, ils auront pu se regrouper autour de leur chef de file, et, avant de s’engloutir, le reconnaître toujours présent parmi eux.

Condamné désormais à une mortelle inaction, seule la lecture des communiqués m’apprend les exploits des hardis compagnons de jadis, tandis que passent sur ma tête leurs légers essaims et que résonne au lointain le canon d’offensives où se jouent les destinées de la France.


Lieutenant R. DE LA FRÉGOLIÈRE.