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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/651

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drôles, crée les néologismes hauts en couleur ou de plaisante invention ; lyrique par la profusion des images neuves et originales et par les prouesses de rime. Ballades et rondeaux peuvent s’insérer dans la traîne du dialogue : ils n’y sont pas dépaysés. Et tandis que les drames de Victor Hugo dont on n’admirera jamais assez le lyrisme, sont du plus mauvais théâtre, Cyrano est « du théâtre » dans la plus complète et dans la meilleure acception du terme. Non pas seulement par la vie qui circule à travers toute la pièce, par le mouvement des scènes et du dialogue, par l’art de tout rendre sensible, concret et « en scène, » mais surtout par la création de ce personnage de Cyrano qui est le type lui-même du personnage de théâtre, celui sur lequel se concentrent tous les regards et auquel vont toutes les sympathies.

Il est, ce Cyrano, tout action : c’est lui qui conduit la pièce. Et il est tout cœur, ayant les délicatesses et les raffinements de la plus précieuse sensibilité. Et il est tout esprit et toute présence d’esprit, ayant toujours sur les lèvres le mot prêt à partir, la riposte prompte et la réplique triomphante. Il a toutes les vertus, sans rien de ce qui parfois nous rend injustes pour la vertu. Il est brave, il est loyal, il est généreux, il a du talent ; et comme toutes ces belles qualités ne l’ont mené à rien, cela fait que nous ne pouvons lui en vouloir. Il est sublime, et comme d’ailleurs il est ridicule, on est ébloui, sans être humilié par cette vaine sublimité. Il a toujours raison, quoique absurde. Il est plus spirituel, plus courageux, plus gentilhomme qu’aucun de ses spectateurs : ils s’en consolent en songeant qu’ils n’ont pas le nez aussi long. Ils se consolent d’avoir à l’admirer en se souvenant qu’ils ont à le plaindre. Pauvre diable et diable d’homme, assez avisé pour corriger chacune de ses qualités par un défaut qui les empêche d’être haïssables ! Toute la salle, toutes les salles ont pour lui les yeux que Roxane devrait avoir.

Ainsi le seul Cyrano a réalisé au dix-neuvième siècle la perfection de la comédie héroïque. Les romantiques s’étaient appliqués, suivant les conseils du maître, à opposer le tragique et le comique, et ils y avaient si bien réussi que les deux éléments, joints dans une même pièce, y faisaient contraste et discordance et juraient d’être rapprochés. Dans Cyrano le passage se fait naturellement de l’un à l’autre, tant