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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/652

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les nuances en sont finement assorties ! Le théâtre romantique avait la prétention d’être une évocation de l’histoire, et n’en était que le travestissement. Mais Rostand avait « fait ses études, » et, qu’il fût poète, cela ne l’empêchait pas d’avoir l’esprit critique. Plus encore que de l’histoire, ce qui a cruellement manqué au théâtre romantique, c’est la connaissance de la vérité humaine : chaque sentiment qui s’y exprime est en désaccord avec le caractère du personnage autant qu’avec la situation où il se trouve, et l’expression ajoute sa fausseté propre à celle du sentiment. Sous la truculence ou sous la folie des propos, il y a dans Cyrano un fond d’humanité qui en a fait et continuera d’en faire le succès durable.

Ce qui achève de classer l’œuvre, c’est qu’elle n’appartient pus seulement à l’histoire du théâtre français : elle appartient à l’histoire de l’âme française. Parlant de l’émotion qui étreignit les cœurs le soir de la Fille de Roland, l’auteur de Cyrano a écrit : « Il y a des paroles qui, prononcées devant des hommes réunis, ont la vertu d’une prière ; il y a des frissons éprouvés en commun qui équivalent à une victoire ; et c’est pourquoi le vent qui sort du gouffre lumineux et bleuâtre de la scène peut aller faire claquer des drapeaux. » Il en a été ainsi de Cyrano et c’est par là que l’enthousiaste soirée du 28 décembre 1897 fut une soirée historique. Notre défaite de 1870 avait eu pour lendemain cette littérature de défaite qui fut tour à tour le roman naturaliste, la poésie et le drame symbolistes et décadents. Nous étions restés longtemps ensevelis dans le brouillard et dans le froid. Enfin l’esprit français sortait de ce suaire livide ; il se redressait brillant et hardi dans sa fierté lumineuse. La race s’était réveillée. C’était le signal d’un relèvement dont nous savons aujourd’hui qu’il ne devait plus s’arrêter sur la route glorieuse.

D’autres auraient été grisés, gonflés, d’un tel succès. Rostand eut seulement le sentiment qu’il lui créait de nouveaux devoirs. Car on lui a fait porter, dans l’opinion, le poids du formidable banquisme organisé autour de son nom. Ceux qui l’ont connu, savent qu’il y fut complètement étranger. Au lieu de se plaire à tout ce bruit, il ne songea qu’à le fuir. Il se réfugia dans la solitude de son lointain Cambo. Il garda toute sa simplicité gracieuse de jadis et toute sa modestie. Il n’eut plus qu’un souci : remplir sa renommée. Souci qui fut souvent