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mes rivières... — Eloi : Je voudrais que ma main fût assez légère pour écrire sur les eaux. — Et mes brumes fragiles... — Eloi : Elles naissent le soir, vivent la nuit et meurent au matin, comme nies rêves. » La nature n’a-t-elle rien à lui pardonner ? Si ! « Pourquoi, dit-elle, remuer ma boue, mes tas de fumier ? — Ils fument par les champs comme des chevaux dételés. — Tu fouilles trop bas, tu choques Cybèle, tu scandalises Pan. — Connais pas ! » Ses répliques sont drôles et impertinentes. Ni l’homme de cœur indigné, ni le vieillard qui lutte désespérément pour la vie, et ni une dame ni même une jolie femme ne trouvent grâce devant lui. Bref, on se fâche, on le houspille et on le traite enfin d’homme de lettres. C’est une injure qu’il accepte : « Oui, homme de lettres ! Pas autre chose. Je le serai jusqu’à ma mort et puissé-je mourir de littérature. Et jamais je ne me fatigue d’en faire, et toujours j’en fais... Comme le vigneron qui trépigne dans sa cuve, ivre de soleil et de vin et sourd aux railleries des braves gens qu’il écœure !... » Des voix qui s’éloignent continuent de crier : « Homme de lettres ! Homme de lettres... de lettres !... » Et lui, demeuré seul : « Pas de faiblesse, Eloi ! tu es le plus heureux des hommes. »

C’est très bien ! Car il faut pourtant que la littérature soit défendue ; et par qui le sera-t-elle, si les écrivains ne lui accordent pas un grand amour, jaloux, fier et même un peu farouche ? Elle a des ennemis de toute sorte, les uns qui pèchent par ignorance, et les autres qui sont malins. Les politiques et les moralistes l’ont chargée de tous les crimes, et de leurs crimes : ce qu’ils lui reprochent, c’est de n’avoir pas fait leur métier. S’ils avaient mieux fait leur métier, sans doute n’auraient-ils point à réclamer aujourd’hui son aide, à la déclarer paresseuse et dangereuse quand elle ne se mêle pas de ce qui les regarde. Et puis, elle veut bien les seconder ; mais elle ne se soumettra pas à toutes leurs volontés : elle ne va pas, en travaillant avec eux, oublier ce qu’elle est d’abord, un divertissement.

Son premier roman, les Cloportes, Jules Renard le commença en 1887, à vingt-trois ans. Jusqu’alors, il n’avait écrit qu’en vers. Il interrompit au bout de quelques chapitres la composition des Cloportes ; il donna plusieurs nouvelles, qu’il réunit l’année suivante sous le titre de l’une d’elles, Crime de village. Et il recommença d’écrire les Cloportes, qu’il ne termina qu’au mois de juin 1889.

Il n’était pas content de son œuvre. Il n’était content que de l’avoir finie. Tout un roman, deux cent cinquante ou trois cents pages d’un récit continu, est une chose qui lui paraissait longue,