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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/688

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le récit d’une longue vie et pour empêcher le lecteur de s’y endormir, les romanciers sont obligés de combiner une intrigue et d’inventer de grands événements. Il n’y a, dans la réalité quotidienne, absolument rien de pareil. Les intrigues et les événements de roman ne viennent pas de la réalité, mais appartiennent à un vieux fonds ou magasin d’accessoires, qui ne s’enrichit plus guère et auquel les romanciers les empruntent. C’est un usage que Jules Renard ne pouvait pas souffrir.

Il n’appréciait que la vérité. Conséquemment, on estimait qu’il avait peu d’imagination. C’est possible : au sens qu’on attribue à ce mot, certes il n’avait aucune imagination. D’ailleurs, il avait une autre espèce d’imagination ; car c’est une erreur de croire que l’on voit la vérité tout simplement : on l’imagine ou l’on invente son image de la vérité. N’aurait-il dû alors composer des romans de vérité toute neuve ? Mais oui ! Seulement, c’était un genre à créer, sans modèle et sans la ressource d’imiter le voisin, la voisine, Balzac ou George Sand. Il a peint de petits tableaux, où il a mis beaucoup de fraîche vérité avec beaucoup d’art.

Le roman des Cloportes, connu de quelques amis, allait paraître dans un journal, et puis dans un autre, dans le Roquet d’abord, et puis dans le Carillon : Jules Renard, tout compte fait, le refusa et le cacha, disait M. Alfred Vallette, « comme un péché honteux. » On remerciera M. Henri Bachelin de le publier, à présent que Jules Renard n’est plus là pour le cacher : ce roman n’est pas un péché honteux, mais une œuvre de jeunesse, imparfaite, en bien des endroits charmante et riche de la plupart des qualités qui deviendront le merveilleux talent de l’auteur. M. Bachelin trouve les quinze premiers chapitres plus maladroits que la suite ; et, ces quinze chapitres, « j’aurais pu, dit-il, les retravaillant après lui, selon, — autant qu’il m’eût été possible, — la méthode qui fut la sienne pour écrire le reste du livre, les amener au ton général... » On frémit à cette pensée. M. Bachelin ne rassure personne, quand il ajoute qu’il n’aurait eu qu’à « serrer la deuxième cheville du violon pour que le ré sonnât la quinte juste au-dessous du la que donnent les chapitres suivants. » Non, ce n’était pas l’affaire de l’éditeur, à qui l’on demandait seulement ce qu’il a donné, le texte de l’auteur. Et tout au plus aurait-il fallu corriger les fautes d’impression qui gâtent certaines pages ; écrire « la paume, » et non » la pomme de la main ; » et, quand la petite Françoise est tombée dans le foin, ne pas écrire : « Au moindre remuement des mollets, ses bras s’emplissaient d’aiguilles à tricoter, » mais