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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/694

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pas et la poussait avec prudence, d’abord de la main droite, puis de la gauche quand la droite était gobe, puis avec un pied quand la boule en valait la peine, ce qui lui permettait de mettre ses deux mains dans ses poches, puis enfin avec les pieds et les mains. » D’autres gamins viennent à la rescousse et, après un long travail et des anicroches, la grosse boule est sculptée en un bonbonne de neige qui peu à peu s’émiette et s’écoule en eau boueuse. Voici la même page dans la Lanterne sourde : « Dans la rue, un gamin pétrit une boule, la pose sur une couche unie, sans ornière ou marque de pas. et la pousse prudemment... » Beaucoup de mots ont disparu, sans laisser de trous à leur place... « Elle roule et s’enveloppe à chaque tour comme d’une feuille de ouate. Bien que gobes, les mains suffisent d’abord à la conduire par les sentiers blancs. Puis il y faut mettre le pied, les genoux, les épaules, toutes les forces. Souvent, la boule résiste, entêtée, s’écorne, se fendille. Enfin elle s’immobilise. » Quelle netteté prend la phrase et comme elle se dessine mieux !

Après les Cloportes et jusqu’à la fin de sa vie, par un effort continu que son amour de la littérature lui rendait agréable et que son dédaigneux ennui de tout le reste l’empêchait de trouver futile, Jules Renard devenait plus exact à bien écrire. Son art s’est affiné, sans perdre les qualités qu’il avait d’abord. Mais il y a, dans les Cloportes, presque toute la substance de l’œuvre qui s’est développée ensuite. Jules Renard, dès le roman de ses vingt ans, voit tristement les hommes et la vie. Ses personnages sont dénués d’intelligence et de bonté : leur niaiserie est cause de leur méchanceté. Ils ont des manies, des vices, de l’égoïsme, à faire pitié. Jules Renard ne leur accorde point sa pitié : mais il les traite rudement. On ne dirait pas que ses héros fussent les enfants de son imagination, car il n’a aucune indulgence pour eux. D’ailleurs, il les a pris dans la réalité, sans doute : il les y a choisis, du moins ; il n’a pas mis de bienveillance à les choisir. Il n’affirme pas non plus que l’humanité soit toute analogue aux échantillons qu’il en offre. Il ne le déclare pas ; et, comme il a peint des individus, vous n’avez point à formuler de maximes générales, vous n’avez point à lui prêter une philosophie !.. Cependant, cette philosophie est dans son œuvre, une philosophie morose et qui refuse toute consolation.

L’insistance avec laquelle Jules Renard, analysant lésâmes, n’y découvre que laideur est le signe d’une opinion. Si l’on dit que ce n’est pas sa faute et que les âmes ne sont pas belles, eh ! bien, les âmes sont principalement variées, mêlées du pire et du meilleur : et