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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/796

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drôle qui s’était mêlé à la conversation. À six heures du soir, il était à l’Hôtel-de-Ville ; harassé de ses continuelles randonnées, il s’établit, pour guetter l’arrivée de ses commissaires, dans la chambre de la secrétairerie, où passaient les municipaux pour se rendre à leurs places. De là il entendait les cris, les transports de l’Assemblée, et le Ça ira et l’hymne patriotique, et les clameurs de joie des femmes des tribunes : des trois personnages qu’il attendait, il n’aperçut, d’ailleurs, que le coiffeur Viallard, tout chaud encore d’une harangue qu’il venait de prononcer sur la question, de la taxation des denrées alimentaires. À onze heures du soir, las d’attendre, le pétitionnaire reprit le chemin du route : le lendemain, dès l’aube, il était en courses, à la recherche de Paris, désigné comme troisième juge. Paris habitait rue des Carmes, près la place Maubert ; lui, du moins, était un lettré ; il connaissait les ouvrages de son justiciable et lui en parla fort honnêtement ; mais pas plus que les autres, il ne consentit à s’engager, et il parut à Morellet qu’il avait peur.

Le soir, l’Hôtel de Ville revit le malheureux solliciteur, posté au secrétariat parmi deux cents personnes comme lui dans l’expectative de protecteurs d’occasion ; dans la grande salle voisine, de sept heures à neuf heures, les chants, les harangues des sections, les acclamations, ne cessèrent point : à la Marseillaise succédaient des couplets d’opéra-comique, par exemple, sur l’air du Moineau qui t’a fait envie, dont Lubin se gargarisait avec des roulades et des agréments dont les auditeurs étaient ravis : — « Mais, c’est drôle de passer tout le temps de leur assemblée à chanter ; est-ce qu’ils sont là pour ça ? » disait une femme du peuple assise à côté de Morellet et qui se morfondait sans résignation. Quand il se décida à pénétrer dans la salle, un jeune citoyen à cheveux noirs et luisants tombant sur ses yeux, la poitrine découverte, entonnait un cantique patriotique à douze couplets où, en vers boiteux, il préconisait « le massacre des prêtres rassasiés de crimes et la nécessité de les ensevelir sous leurs autels ensanglantés. » Les femmes trépignaient, les chapeaux s’agitaient au bout des bras et les spectateurs approuvaient sans restriction, — « F… le b…, il attaque bien ça ! C’est du bon ! C’est excellent ! » — si bien qu’il fut arrêté que la chanson serait imprimée aux frais de la Commune et envoyée aux départements.