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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/799

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Telle est sa manière et on s’extasie. Comme il boit souvent un coup de trop et qu’il est souvent, sinon ivre, du moins « échauffé » par le vin, sa voix est toujours voilée d’un enrouement chronique qui force l’attention et commande le silence ; à moins que ce ne soit une habileté de plus, une rouerie d’orateur vaniteux et sans gêne, soucieux de se distinguer des braillards ses collègues. Et tel est l’homme qui, pendant plus d’un an, va être le maître absolu de la prison du Temple et régira la captivité de la famille royale suivant les exigences changeantes de sa popularité et de son intérêt.

Hébert, son substitut, avant de figurer en cette qualité à l’Almanach National, a été inscrit en 1786, dans l’Almanach des Spectacles, comme « ouvreur de loges » au théâtre des Variétés. Chassé d’Alençon, sa ville natale, minable, éculé, lui aussi avait battu le pavé de Paris, le ventre vide, à la recherche d’un dîner ; durant des années, sans un écu en poche, vivant de rencontres, il accumulait contre les riches et les heureux tant de fiel et tant de rancunes qu’il en avait « à revendre : » la révolution survenue, il en vendit : son ordurier Père Duchesne, son mariage avec une religieuse sécularisée et surtout ses trafics au ministère de la Guerre lui valurent l’aisance. Il était âpre, froid, maître de soi, circonspect et insinuant ; bourrant son journal de jurons et d’obscénité, se faisant représenter au frontispice de sa feuille sous la figure d’un rustre musclé, hache en main, pipe aux dents, bicorne en tête, pistolets à la ceinture, il était, en réalité, de maintien correct et d’allure chétive ; son nez droit, ses lèvres minces, ses yeux méfiants, son menton perdu dans une haute cravate, sa mine impénétrable et soupçonneuse lui donnaient l’aspect d’un homme en garde, flairant en tout compère l’ennemi et redoutant les clairvoyances. Brasseur d’affaires, se croyant de taille à combiner de grandes intrigues, ambitieux d’argent, n’hésitant devant aucune ignominie pour atteindre au but, mielleux à ses heures, courroucé sans efforts, il personnifie la fausseté calme et la dissimulation pénétrante. Un homme terrible. Lui aussi rôdera dans le Temple à discrétion, mais il le fera prudemment, non point, comme tant d’autres, pour la vaine curiosité d’approcher les prisonniers et de jouir de leur abaissement, mais seulement lorsque quelqu’une de ses ténébreuses combinaisons le lui