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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/899

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Si l’on admet cette explication rationnelle de cette figure de ménine dont les proportions, les traits, l’accoutrement, l’attitude, jusqu’à l’expression si bien décrits par Fromentin, répondent trait pour trait au type classique de ces naines, alors à la mode, la Prise d’armes de Rembrandt n’a plus rien de mystérieux dans son sujet, car « le jeune Seigneur de Purmerland, » l’échevin fastueux, fait place ici au soldat. La ménine et le bouffon, qui l’ont escorté par la ville, n’ont plus que faire auprès de lui. Ils rentrent au logis, sans que les soldats s’en inquiètent et, s’ils passent dans l’éclat factice de leurs oripeaux pailletés, on observera que Rembrandt les relie étroitement à leur maître, comme le chien gris du lieutenant, mais, accessoirement, en dehors du sujet concentré dans ces deux portraits expressifs, dont tout le reste forme l’ambiance.

Fromentin l’a fort bien compris en observant que l’artiste s’est délassé dans les figures de second plan, qui ne sont pas des portraits bien exacts et dont la mission est d’animer cette vaste toile, en ordonnant cette harmonie, par oppositions, qui demeurera l’un des plus hauts tours de force de la peinture. La gageure était audacieuse de maintenir sur le même plan visuel, l’énorme masse sombre du géant blond, vêtu de velours noir, à côté du frêle lieutenant, inondé de soleil dans sa casaque à la hongreline. L’aventure était séduisante et nouvelle et cet effort pictural transportait le jeune artiste, sûr de lui.


III

Il avait accepté l’heure usuelle de la Prise d’armes, mais il l’avait choisie parmi celles que les soirs d’automne réservent aux pays du Nord ; l’heure où le soleil déclinant darde ses rayons flavescents entre les déchirures des brumes de la mer proche, et projette ces clartés fulgurantes et ces ombres pailletées d’or qui s’allongent sur les dallages de briques, le long des canaux d’Amsterdam, et transfigurent la moindre scène en épisode de féerie. C’est l’heure rembranesque par excellence ; celle où il a vu le Christ prêchant à Béthesda et guérissant les malades dans sa pièce des Cent Florins, l’heure de la Prédication du Baptiste, de la Bethsabée, de la Suzanne au bain ; l’heure où les prestiges de la lumière l’exaltent et l’aident à transposer dans la magie du clair-obscur ses enquêtes visuelles de