Page:Sand - Albine, partie 1 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/7

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l’aurait pu, il avait adoré sa femme, il ne s’était jamais consolé de sa perte. Il n’a pas voulu m’éclairer. Il a cru que l’amour est d’autant plus grand et plus beau qu’il est une révélation soudaine dont il ne faut pas laisser seulement pressentir les délices ; et pour que cette révélation ne me fût pas faite dans des hasards indignes, il me tint sous le joug d’une piété austère qui imputait à crime toute pensée dont la femme est l’objet. Il résulta de cette contrainte que j’appris à souffrir beaucoup sans me plaindre et sans m’écouter. Ce fut le côté fort et salutaire ; mais il en résulta aussi que je ne sus point en quoi consistait ma force et comment elle pouvait réagir sur mes instincts. Il y a dans l’emportement de la passion longtemps contenue une sauvagerie que l’amour seul doit vaincre. La religion ne nous enseigne pas cela, elle nous commande de nous abstenir, et quand elle nous lâche, tête baissée, dans le mariage sanctifié par elle, elle nous dit : « Croissez et multipliez, » sans s’inquiéter des dangers de notre liberté subite et de l’abus que nous pouvons en faire. Quand elle prend la nuance mystique, elle fait pis. Elle nous dit de mépriser le plaisir des sens, de n’en user qu’en vue de la paternité et de ne point accorder à la créature l’amour sublime et complet que nous devons à Dieu seul.

Mon ami, tout cela est faux. Dieu ne nous permet pas seulement d’aimer, il nous le commande. S’il a mis en nous la flamme d’une ardeur puissante, c’est pour que nous la divinisions en nous-mêmes par le dévoûment, par le sacrifice au besoin.

Ma femme était une enfant élevée comme moi dans l’ignorance de la plus importante, de la plus sacrée des vérités humaines. Mes transports l’effrayaient, et au lieu de savoir les enchaîner par la persuasion, elle les augmentait par le dépit que m’inspirait sa froideur. En peu de temps, j’acquis la certitude qu’elle ne m’aimait pas. Je n’avais pas su me faire aimer. Je n’accusai que moi ; mais je ne compris pas en quoi consistait ma faute, et je devins sombre et désespéré sans m’aviser d’une expansion de cœur qui m’eût peut-être sauvé.

Je dis peut-être, parce que, même à présent, je ne suis pas certain que ma femme l’eût comprise. Elle était, je vous l’ai dit, une enfant, et je crois qu’elle était destinée à l’être toujours. Par