Page:Sand - Albine, partie 1 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/8

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réaction contre la dévotion rigide qui avait pesé sur elle comme sur moi, elle avait contracté une humeur railleuse et un besoin de rire de tout qui allait, faute d’aliments, jusqu’à rire de rien, pour le seul plaisir de rire. Je l’aimais toujours, elle ; mais son rire, je le haïssais. Il me déchirait l’âme. Par moments, j’essayais de lui laisser un libre cours et de partager cette fausse gaieté née d’une disposition toute contraire à l’épanouissement de l’âme heureuse. Cela était au-dessus de mes forces ; je la fuyais au milieu de ses amers éclats et des miens propres, pour aller me cacher et fondre en larmes.

Elle me trouva bizarre et ne tarda pas à me croire fou. Un jour, mes yeux tombèrent sur une lettre qu’elle écrivait à une de ses cousines et qu’elle laissa en brouillon sur sa table, peut-être avec l’intention de me la faire lire. « Ma chère Calixte, lui disait-elle, je m’ennuie de plus en plus dans cet horrible donjon noir, en face de ces neiges éternellement blanches et solennellement bêtes. Je regrette notre pays plat si commode et si gai, nos petits chemins doux dans les bois clairsemés, notre pauvre maison si riante ! On m’a voulu riche et j’ai été sotte, je me suis laissé marier à un beau garçon excellent que j’aime bien, mais qui est studieux, baroque, sauvage et un tantinet extravagant. Il adore tout ce que je déteste et ne s’intéresse qu’à ce qui me fait bâiller. Il est instruit, savant même à ce qu’on dit. Moi je n’en sais rien et ça m’est égal : je l’ai vu trois fois pendant une heure chaque fois, avant de l’épouser, et toujours en présence de la famille. Il m’a faite duchesse et prisonnière un beau matin ; moi papillon de jardin il m’a changée en corneille noire dans sa montagne. Je suis devenue leste ; il s’en est étonné. J’essaie à présent de redevenir gaie, il s’en fâche. Il me fait des reproches que je ne comprends pas. Je lui en fais qu’il ne comprend pas davantage. Enfin c’est le mariage d’un aigle avec une linotte et ça ne va pas du tout. Comme il est très bon et que mon ennui l’afflige, il me jure que, plus tard, il me fera voyager et voir le monde, mais son vieux père est dans un triste état de santé qui ne permet pas que nous nous absentions, et Dieu sait combien durera cette maladie, qui dure déjà depuis deux ans ! Je crains d’être bientôt plus malade que lui et de partir la pre-