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LE COMPAGNON

tous ceux qui ont le moyen de s’abonner à vos feuilles. Mais l’habit grossier que porte le travailleur dans la semaine, mais ses plaies horribles, ses maladies honteuses et sa vermine ; mais ses indignations profondes quand la misère le réduit aux abois ; mais ses trop justes menaces quand il se voit oublié et foulé ; mais ses délires affreux lorsque le regret de la veille et l’effroi du lendemain le forcent à boire, comme a dit un de vos poëtes, l’oubli des douleurs[1] ; mais tout ce qu’il y a de rage, de désordre et d’oubli de soi-même dans le fait de la misère, vous vous en lavez les mains ; vous ne connaissez pas cela ; vous rougiriez de le justifier ; vous dites : « Ceux-là sont nos ennemis aussi ; ils sont l’épouvante et l’opprobre de la société. » Et pourtant, ceux-là aussi, c’est le peuple ! Effacez ses souillures, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C’est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories ; il n’y a pas deux peuples, il n’y en a qu’un. Celui qui travaille dans vos maisons, souriant, tranquille et bien vêtu, est le même qui rugit à vos portes, irrité, sombre et couvert de haillons. La seule différence, c’est que vous avez donné de l’ouvrage et du pain aux uns, et que vous n’avez rien trouvé à faire pour les autres. Pourquoi, par exemple, vous, monsieur Lefort, me mettez-vous sans cesse, dans vos éloges, en dehors de la famille ? Vous croyez m’honorer ? nullement, je ne veux point de cela. Le dernier des mendiants est mon pareil, à moi. Je ne rougis point de lui, comme beaucoup d’entre nous à qui vous avez soufflé, avec vos habitudes de bien-être, votre ingratitude et votre vanité. Non, non ! ce misérable n’est pas d’une caste inférieure à la mienne ; il est mon frère, et son abjection me fait rougir de l’aisance

  1. M. de Senancour, Obermann.