Page:Sand - Les Maitres sonneurs.djvu/261

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— C’est pour ça, justement, que je ne me trompe point. J’aime vivement et quasiment follement mon père et mon frère. Si j’avais des enfants, je les défendrais comme une louve et les couverais comme une poule ; mais ce qu’on appelle l’amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour Brulette, l’envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu’on s’ennuie seul et qu’on ne peut penser sans souffrance à ce qu’on aime… je ne le sens point et ne m’en embarrasse point l’esprit. Que Joseph nous quitte pour toujours s’il doit s’en trouver bien, j’en remercie Dieu, et ne me désolerai que s’il doit s’en trouver mal.

La manière dont Thérence pensait me donnait bien à penser aussi. Je n’y comprenais plus grand’chose, tant elle me paraissait au-dessus de tout le monde et de moi-même. Je marchai encore un bout de chemin auprès d’elle sans lui rien dire, et ne sachant guère où s’en allait mon esprit ; car il me prenait pour elle des bouffées d’amitié, comme si j’allais l’embrasser d’un grand cœur et sans songer à mal. Puis, tout d’un coup, je la voyais si jeune et si belle, qu’il me venait comme de la honte et de la crainte. Quand nous fûmes arrivés à l’auberge, je lui demandai, je ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu’au juste son père lui avait dit de moi.

— Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l’homme du plus grand bon sens qu’il eût jamais connu.

— Autant vaut dire une bonne bête, pas vrai ? repris-je en riant, un peu mortifié.

— Non, pas, répliqua Thérence ; voilà les propres paroles de mon père : « Celui qui voit le plus clair dans les choses de ce monde est celui qui agit avec le plus de justice… » Or donc, le grand bon sens fait la grande bonté, et je ne crois point que mon père se trompe.

— En ce cas, Thérence, m’écriai-je un peu secoué dans le fond du cœur, ayez un peu d’amitié pour moi.