Page:Visan - Paysages introspectifs, 1904.djvu/44

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tions d’un poème dans toutes les langues possibles auront beau ajouter des nuances aux nuances, et par une espèce de retouche mutuelle en se corrigeant l’une l’autre, donner une image de plus en plus fidèle du poème qu’elles traduisent, jamais elles ne rendront le sens intérieur de l’original[1].

Si, dédaigneux d’observer de loin, las de m’objectiver ; si, préférant l’action à la passivité, je veux sentir la forêt intensément, je franchirai la grille de mon parc et m’acheminerai vers l’orée du bois. À mesure que je pénètre sous le dôme feuillu, les impressions tout à l’heure éprouvées de mon balcon se transforment en s’amplifiant. Leur intimité m’émeut plus. C’est que je ne m’affirme pas devant la forêt, je vis dedans ; celle-ci crée en moi un intérieur. À présent le soleil s’est évaporé, on dirait, et filtre entre les branches aiguës des sapins une pluie de rayons bleus qui se condense sur la mousse. Le ciel est descendu sur les rameaux et chaque goutte de rosée matutinale enferme un astre. Des végétations folles s’ouvrent et referment mon passage. Peu à peu je m’aventure au cœur de la haute futaie. Je vais. Un parfum nouveau me transporte ; je respire un air jeune. L’inaccessible paix des choses m’envahit. Je vais. Au devant de mes pas s’avancent les retraites profondes. Un jour atténué descend dans mon âme,

  1. Bergson, op. cit., p. 2.