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Page:Yver - Les Cervelines.djvu/193

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désolant qui la retrouvait chaque année si transie, si navrée dans cette ville du Nord où elle était perdue, avait ce soir une belle poésie sévère, et elle ne se sentit ni perdue, ni seule, ni triste. Elle passa dans sa salle de travail, ayant à préparer sa conférence du lendemain. Aux rayons de bois blanc de sa bibliothèque, elle cueillit çà et là un livre ; il y en eut bientôt une dizaine sur son bureau. Elle s’y installa et prit une plume, mais au lieu d’écrire elle se mit à penser.

— La drôle de chose d’être mêlée à ce roman. M’employer à marier Jeanne Bœrk ! c’est le comble de l’étrange. Jeanne mariée ? Pourquoi faire ? comme elle dit. Et le plus fort, c’est qu’elle a — raison. Dans son ménage, comment pourra-t-elle continuer d’être la créature d’étude, de travail et de recherches qu’elle a été jusqu’ici ? Après l’hôpital, il lui faudra le laboratoire, cette bonne Jeanne est faite pour devenir un grand savant, un homme célèbre. Il n’est vraiment pas permis de briser une pareille carrière. Comment me suis-je embarquée en cela ! J’ai eu pitié du malheureux Tisserel. Ces pauvres hommes attachent à l’amour une importance étrange ; ils voudraient tout y subordonner. Ce n’est pourtant dans la vie qu’un accident, un accident physique, tout au plus un plaisir, c’est-à-dire quelque chose de court, de transitoire. Tout le monde confond le plaisir avec le bonheur ; c’est stupide. Le bonheur est permanent, le bonheur est un état ; il naît de nous. Le plaisir est extérieur, il est en même temps agréable et inutile comme tout ce qui passe. Si Jeanne, qui est pleinement heureuse de la belle ordonnance de sa vie, renonçait à cette