Page:Yver - Les Cervelines.djvu/333

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sait en elle et lui donnait de mystérieuses ardeurs. La conscience de sa destinée grandissait, refoulant, dans le lointain, l’idylle.

— Ce qui m’a enchantée et séduite, se disait-elle, c’est cette ivresse première de l’amour, l’appât délicieux qu’il faut être bien fort pour repousser ! Si je croyais à l’éternité de cela, je n’hésiterais pas, j’en ferais l’aliment unique de ma vie ; mais, le charme détruit, quand je n’aurais plus été qu’une femme privée de sa véritable existence, fourvoyée dans la banalité et l’inutilité, rivée à ce mari dont l’amour pour moi eût duré ce que durèrent sans doute ceux que déjà il eut à partager entre tant d’autres, que serais-je devenue ?

Depuis que Jean ne venait plus, et que le sentiment très vif de sa vue s’éteignait en son imagination, elle recouvrait la tranquillité d’autrefois. Elle se vit écrire, dans une seule soirée, vingt pages françaises sur le texte même de Thucydide ; elle se coucha ce soir-là dans une sorte de volupté cérébrale ; positivement, elle sentait en son front une jouissance physique, une fièvre agréable et noble. Une montée de sang aux artères de ses tempes lui donnaient l’impression d’un afflux de vie.

Il lui restait encore trois jours pour réfléchir au renoncement que lui proposait Jean. Elle les partagea entre le travail et sa critique austère de l’amour. La vision souriante de Jeanne Bork planait sur ses pensées en idéal. Elle ne la condamnait plus maintenant, mais l’admirait. Comme elle la trouvait libre, belle et forte ! Et comme, au rebours de ce qu’elle avait un instant conçu