Aller au contenu

Page:Yver - Les Cervelines.djvu/342

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

contraire à moi-même ; c’est comme si j’avais perdu ma personnalité.

— Est-ce que ce n’était pas bon ? Quelle satisfaction cérébrale de réflexion ou d’analyse vaudra jamais d’aimer spontanément, sans arrière-pensée, sans calcul ?

— Les êtres impulsifs en jugent ainsi ; mais comme ils s’égarent ! Pouvez-vous me demander d’abdiquer l’exercice de ma raison, d’être une impulsive ? Qu’importe que quelque chose soit passagèrement bon, s’il doit priver de ce qui l’est toujours !

Alors, devant le malheureux qui, torturé et sans forces, ne pouvait réussir à réunir deux idées, elle se prit à réciter lentement ce catéchisme de sa vie affective, qu’elle s’était formulé jadis comme résultante de ses réflexions, de ses goûts, de son aride conception des choses :

— On confond toujours le plaisir avec le bonheur ; les deux sont souvent étrangers l’un à l’autre. Le bonheur est permanent ; il est un état. Le plaisir est inutile comme tout ce qui passe. Chacun a du bonheur une capacité particulière. On n’a du bonheur que ce qu’on en prend ; mais le même ne convient pas à tous ; et la grande sagesse consiste à se connaître assez pour bien choisir le sien propre. Je suis une créature de travail. Le bonheur consiste pour moi à éliminer les plaisirs étrangers à mon bien-être spécial. Pour vous, il doit être le mélange d’un agréable exercice de votre métier avec la domination sentimentale d’une famille. Vous serez un père de famille admirable. Il vous faut épouser, sans nul souci de passion, une jeune fille que vous aurez