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UNE CAMPAGNE

gence dégagée du corps et du milieu. Seulement, leurs descendances restent distinctes et finiront par se combattre. Pendant que les romantiques gardent les types, les abstractions généralisées de la formule classique, et se contentent de les costumer autrement, les naturalistes reprennent l’étude de la nature aux sources mêmes, remplacent l’homme métaphysique par l’homme physiologique, et ne le séparent plus du milieu qui le détermine.

Le premier fils de Rousseau est Chateaubriand. Il ne faut pas s’arrêter aux divergences apparentes des opinions religieuses. Chateaubriand est plus encore un déiste qu’un catholique, un poète qu’un croyant. C’est lui qui a réellement inventé le romantisme avec madame de Staël, l’art chrétien opposé à l’art antique. On sait que Boileau refusait aux poètes le droit de mettre en œuvre le christianisme, comme une chose inconvenante, au point de vue de la religion et de la littérature. La grande querelle des anciens et des modernes, qui a occupé le dix-septième siècle et le dix-huitième, se livrait précisément sur ce terrain ; et lorsque, dans la première moitié de notre siècle, les romantiques et les classiques s’égorgèrent, c’était toujours la même bataille, dont les combattants renaissaient sous des noms différents. N’est-il pas singulier que le grand mouvement social du christianisme n’ait trouvé son expression complète, en littérature, que dix-huit cents ans après la mort du Christ ?

Chateaubriand a enfanté Victor Hugo. On fait aujourd’hui du poète l’initiateur du siècle, le père de la littérature moderne, et l’on oublie qu’il a trouvé cette littérature toute formulée par Chateaubriand. Il n’a pas eu à inventer le romantisme, qui existait déjà dans Corinne et dans le Génie du Christianisme. Ce qu’il a réellement apporté, c’est sa rhétorique personnelle et son génie lyrique. Lui aussi est un déiste comme Rousseau. Sainte-Beuve disait souvent : « Hugo serait depuis longtemps rentré dans le giron de l’Église, si son orgueil ne l’en empêchait. »

Puis, il faudrait citer toute la queue romantique. Dans le roman, je me contenterai de nommer George Sand, cette fille attendrie et rêveuse de Rousseau, qui a l’adoration passionnée de la nature, mais qui ne la voit jamais, comme son père, qu’à travers les imaginations les plus chimériques. La filiation s’est ainsi continuée jusqu’à nos jours, puissante, triomphante ; elle a régné pendant toute la première moitié du siècle ; et ce n’est guère que dans ces trente dernières années qu’elle s’est heurtée contre la filiation de Diderot, qui aujourd’hui est en train de triompher à son tour.


En effet, pendant que les romantiques s’imposaient par un éclat de style extraordinaire, les naturalistes, de leur côté, accomplissaient dans l’ombre leur besogne. II était logique que les rhétoriciens eussent d’abord plus de puissance sur la foule que les analystes ; sans compter que le mouvement social avait voulu, au lendemain de la Révolution, la victoire de Chateaubriand et de Victor Hugo.

Stendhal fut le premier fils de Diderot. Je n’indique toujours pas les nuances, ce qui m’entraînerait trop loin. Il faut se souvenir que Stendhal naquit en 1783 et qu’il relie le dix-huitième siècle au nôtre. La chaîne est ininterrompue. Adversaire de l’antique formule littéraire, Stendhal fut un romantique de la première heure ; je veux dire qu’il se rua contre les classiques ; mais il ne tarda pas à se séparer des fils de Rousseau, lorsqu’il les vit se noyer dans la rhétorique et reprendre tous les mensonges, sous de nouveaux masques. Il s’en tint à l’analyse exacte, sèche et vive, et n’eut d’ailleurs aucun succès de son temps.

Ensuite parut Balzac, ce génie tumultueux et qui a eu si souvent l’inconscience de sa vraie besogne. Sous les enflures de son style, qu’il outrait désespérément pour lutter d’éclat avec les poètes lyriques de son époque, il travaille à la même évolution que Stendhal : c’est un observateur, c’est un expérimentateur, qui a pris le titre de docteur ès sciences sociales et humaines. Il a pu professer ouvertement des opinions catholiques et monarchiques, toute son œuvre n’en est pas moins scientifique et démocratique, dans le sens large du mot. S’il n’a pas inventé le roman naturaliste, pas plus que Victor Hugo n’a inventé le lyrisme romantique, il est certainement le père du naturalisme, comme Victor Hugo est le père du romantisme.

Puis, je nommerai Gustave Flaubert, qui s’est rencontré au confluent de Balzac et d’Hugo ; Edmond et Jules de Concourt, les moins classiques de nos écrivains contemporains, ceux qui n’ont pas d’ancêtres, qui se sont fait une originalité avec des notes du dix-huitième siècle, senties et vécues par des artistes du nôtre ; et enfin nous, les cadets, qui sommes encore trop dans la bataille, pour être classés et jugés froidement.

On le voit donc, les deux filiations sont très nettes. Je sais bien que, pour mieux me faire entendre, je systématise un peu les personnalités. Mais, en somme, si j’ai pris comme ancêtres Diderot et Rousseau, c’est, je le répète, afin de démontrer que le naturalisme et le romantisme partent tous deux du même sentiment de rébellion contre la formule classique. Seulement, au lendemain de la victoire, romantiques et naturalistes se sont trouvés face à face, comme nos opportunistes et nos intransigeants d’aujourd’hui.

Philosophiquement, les romantiques s’arrêtent au déisme ; ils gardent un absolu et un idéal ; ce ne sont plus les dogmes rigides du catholicisme, c’est une hérésie vague, l’hérésie lyrique d’Hugo et de Renan, qui mettent Dieu partout et nulle part. Les naturalistes, au contraire, vont jusqu’à la science ; ils nient tout absolu, et l’idéal n’est pour eux que l’inconnu qu’ils ont le devoir d’étudier et de connaître ; en un mot, loin de refuser Dieu, loin de l’amoindrir, ils le réservent comme la dernière solution qui soit au fond des problèmes humains. La bataille est là.


C’est fort ennuyeux, tout ce que je viens d’écrire ; et c’est pourquoi je ne me hâtais pas de l’écrire dans le Figaro. On voit que le naturalisme n’a pas même l’intérêt d’être une polissonnerie. Hélas : il n’agite que des questions de philosophie et de science.

Mais le pis est que je disparais complètement