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ŒUVRES CRITIQUES

dans tout ceci. On doit comprendre si ma vanité en souffre, cette vanité légendaire qui fait tant rire mes amis I Mon Dieu ! oui, je n’ai rien inventé, pas même le mot naturalisme, qui se trouve dans Montaigne, avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui. On l’emploie en Russie depuis trente ans, on le trouve dans vingt critiques en France, et particulièrement chez M. Taine. Je le répète un beau jour, à satiété il est vrai, et voilà tous les plaisantins de la presse qui le trouvent drôle et qui éclatent de rire. Aimables farceurs !

Si je n’ai pas inventé le mot, j’ai encore moins inventé la chose. Il n’y a que les poètes lyriques, comme Victor Hugo, qui s’imaginent avoir trouvé une littérature dans leur poche. Les romanciers analystes de mon espèce savent trop bien que ce sont les sociétés qui font les évolutions littéraires, et qu’un écrivain, quel que soit son génie, est un simple ouvrier apportant sa pierre et continuant, selon ses forces, le vieil édifice national. On est toujours le fils de quelqu’un, disait Musset, un vrai poète qui restera par la profonde humanité de ses œuvres, lorsque des œuvres plus retentissantes verront leurs côtés factices tomber en poussière. De tout l’entassement orgueilleux de Ronsard, il ne reste que quelques strophes attendries.

Donc, je ne suis pas un chef d’école, et je raye gaiement cela de mes papiers. J’ai trente-six mille pères avant Diderot ; et, depuis Diderot, je compte des maîtres illustres. Avez-vous vu un brave homme qu’on veut faire chef d’école malgré lui ? Non. Eh bien ! regardez-moi ! J’ai eu beau crier sur les toits qu’il n’y avait pas plus d’école que d’élèves, les sourds de la presse ont continué leur plaisanterie. Ils la trouvent spirituelle sans doute ; c’est vraiment qu’ils ne sont pas difficiles.

La vérité est pourtant bien simple. Je suis un critique, pas davantage. Comme critique, j’ai étudié notre littérature contemporaine, et je me suis forcément inquiété d’où elle venait et où elle semblait devoir aller. Dans mes études, ce qui m’a intéressé surtout, c’est l’évolution générale des esprits, ce grand courant qui se produit dans une société, sous l’influence des circonstances humaines et historiques. Et j’ai été amené ainsi, en partant du dix-huitième siècle, à constater l’évolution naturaliste, qui s’est déclarée d’abord par l’insurrection romantique, et qui aujourd’hui paraît aboutir à l’emploi, dans les lettres, des méthodes scientifiques d’observation et d’expérimentation.

Lisez attentivement Sainte-Beuve et voyez quel est son cri de misère, lorsqu’il s’aperçoit de l’avortement brusque du romantisme. Il s’était battu au premier rang, il avait cru entrer dans une renaissance des lettres, dans plusieurs siècles de santé et de force littéraires : puis, tout d’un coup, en quelques années, le romantisme croulait, tombait à la caricature et à la démence. Sainte-Beuve, effaré, se rejeta dans les siècles classiques. Il ne comprit pas Balzac, il nia l’avenir. Eh bien ! l’avenir est à Balzac et à ses continuateurs, voilà tout. Je me suis toujours contenté d’affirmer ce fait. Mon credo est que le naturalisme, j’entends le retour à la nature, l’esprit scientifique porté dans toutes nos connaissances, est l’agent même du dix-neuvième siècle. Et j’ajoute que le romantisme, la première période, affolée et lyrique, doit nécessairement conduire au naturalisme, la seconde période, nette et positive. Ce n’est qu’une question d’ordre : un État solide doit sortir de toute insurrection, sous peine d’effondrement final.


Et les gros mots, et les ordures, et le naturalisme des reporters et des chroniqueurs ? Il est plus amusant, il fournit des scènes aux revues de fin d’année et des fantaisies aux articles de tête. C’est le naturalisme de la blague parisienne. Il faut bien que Paris ait un joujou.

Ce qui m’égaye, dans mon coin, c’est lorsqu’un simple amuseur prend tout d’un coup un air très grave, affecte de comprendre et se lance dans l’esthétique la plus folle, à propos du naturalisme. Il distingue : il y a le bon naturalisme et le mauvais naturalisme ; c’est comme si l’on disait que la science est une question de convenances : un corps qui se combine chimiquement avec un autre corps, est prié de ne pas le faire trop vivement devant les dames. Mais, par grâce, comprenez donc une bonne fois ! Le naturalisme n’est qu’une méthode, ou moins encore, une évolution. Les œuvres restent en dehors.

Maintenant, tombez sur mes romans, s’ils vous choquent. Ils sont répugnants, odieux, abominables : c’est tant pis pour moi ! Le naturalisme n’a rien à voir là-dedans. Je n’ai pas l’outrecuidance d’incarner une littérature. Quelle est donc cette rage de tout rapetisser, de vouloir juger dans ma pauvre personne une évolution littéraire qui s’opère depuis cent ans ! Eh : que diable, j’écris ce que je crois devoir écrire ; on me jugera. Mais, si je n’accepte pas la responsabilité des œuvres qu’on publie à côté des miennes, je n’entends pas imposer la responsabilité de mes œuvres aux lettres de mon temps.

Le critique, en moi, constate donc l’évolution naturaliste qui s’est dégagée du romantisme, et qui triomphe aujourd’hui. Cette évolution est indéniable. Quant au romancier, en moi, il ne croit absolument qu’au talent. Les évolutions passent et se succèdent, les œuvres restent. Ayez beaucoup de génie, tâchez de dire la vérité de votre siècle : l’immortalité est là. Et si l’on me poussait davantage, j’avouerais que mon seul rêve d’orgueil, dans notre anarchie littéraire, serait d’être le pacificateur des idées et de la forme, un des soldats de l’ordre, un classique travaillant à la fondation d’un État solide et définitif, basé sur la science.