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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/179

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UNE CAMPAGNE

LA FILLE AU THÉÂTRE

L’autre soir, en voyant le Mariage d’Olympe au Gymnase, je songeais aux singuliers rôles que la convention théâtrale fait jouer à la courtisane sur notre scène française, depuis cinquante ans. Je demande à indiquer ici, dans les grandes lignes, ce chapitre intéressant et instinctif de notre histoire sociale et littéraire.


C’est d’abord, dans le coup de lyrisme du romantisme, l’apothéose de la fille transfigurée par l’amour. Nos pères, des gens de gaieté et de santé qui riaient de l’adultère et n’en avaient pas encore fait le thème larmoyant et féroce exploité par nos auteurs dramatiques, connaissaient bien la courtisane amoureuse et écrivaient même sur elle de fort jolis contes, d’une humanité pénétrante et attendrie ; mais jamais ils n’auraient eu l’étrange idée de sanctifier la courtisane, en la tirant de son plaisir et de son cœur de femme qui a beaucoup aimé. Après les déclamations superbes de Rousseau, la folie lyrique se déclare et nous donne logiquement Marion Delorme, redevenue vierge dans les bras de Didier.

Voilà désormais le thème que la littérature va développer, tant qu’une réaction violente ne se produira pas. Remarquez que la réhabilitation de la courtisane devait fatalement se trouver dans le programme du romantisme. Il arrivait au théâtre pour remplacer la tragédie par le drame, et opposait le moyen âge à l’antiquité, l’action aux récits, la passion au devoir. Du moment que la passion triomphait quand même sur le devoir, le plus grand triomphe était de relever les filles tombées dans la boue et de les baiser au front comme des saintes. L’antithèse, cette figure de rhétorique qui a suffi au génie de Victor Hugo, s’épanouissait là, avec un éclat extraordinaire.

Naturellement, il ne faut pas chercher ici un document humain, exact et observé. Le romantisme se moquait bien de la vérité humaine, telle que nous la coudoyons dans la vie de chaque jour ! Il procédait par idées générales, ou plutôt par sensations générales. Il employait toujours les personnages abstraits de la tragédie, des êtres métaphysiques et conventionnels ; seulement, il les costumait d’une autre façon. Marion, par exemple, n’était pas une courtisane étudiée dans son tempérament et dans son action propre, faite par le milieu et agissant sur ce milieu. Elle était la courtisane, c’est-à-dire un type généralisé ; elle représentait une idée, la sainteté de l’amour, le pardon par l’amour ; elle devenait un argument lyrique en faveur de la toute-puissance de la passion.

Victor Hugo a écrit là-dessus des vers admirables et a fait un drame qui gagnerait à être mis en musique. Mais cela est nul comme valeur d’observation. On sourit, on hausse les épaules. Le fameux vers : « Son amour m’a refait une virginité », est devenu une plaisanterie courante. Le pis est que notre littérature dramatique en est restée faussée pour longtemps. La fille divinisée, mourant d’amour, se poignardant ou crachant le sang, est une des bonnes plaisanteries du lyrisme romantique dont le siècle a sangloté.


Ensuite, M. Alexandre Dumas fils est venu et a embourgeoisé Marion Delorme dans la Dame aux camélias. Au fond, les deux sujets sont identiques ; d’un côté comme de l’autre, c’est le rachat de la fille par la sincérité de son amour et par la lutte qu’elle doit soutenir contre son passé. Seulement, M. Dumas, tout en gardant le thème, a fait plus vulgaire et par conséquent plus vrai.

Entendons-nous, ce vrai-là n’est que relatif, car l’observation est encore absente. Marguerite Gautier, pas plus que Marion Delorme, n’est une fille, une des vingt mille filles qui emplissent Paris. L’auteur a voulu une histoire particulière ; il l’a choisie, il l’a surtout arrangée pour la plus grande émotion des spectateurs, ce qui était son droit. Son œuvre peut être une œuvre remarquable, celle où il a mis le plus de jeunesse et le plus de cœur. Mais elle n’a toujours pas le son de la réalité, elle est banale à force d’être attendrissante, elle reste du lyrisme en peignoir et en redingote.

Armand rencontre Marguerite, et tous deux sont ravis sur les sommets de l’amour romantique ; arrive le père d’Armand, sentencieux et pleurard lui aussi, qui décide Marguerite à quitter le jeune homme pour ne pas compromettre son avenir ; et voilà Marguerite qui, dans un excès de dévouement aussi sublime que ridicule, feint de retomber dans le ruisseau, et voilà Armand qui l’insulte en lui jetant de l’argent à la figure, et voilà Marguerite qui en meurt de la poitrine, entre ses bras !

On comprend l’action énorme d’une pareille histoire sur le public. Mais comparez un instant Manon Lescaut à la Dame aux camélias, et voyez combien Manon est vivante en face de Marguerite, combien elle est jeune et vraie, justement parce qu’elle reste une fille, jusque dans la sincérité de ses tendresses. C’est que l’abbé Prévost n’a pas été gêné par l’idée romantique du rachat de la courtisane, de la fameuse virginité retrouvée dans l’amour, tandis que M. Dumas, malgré lui peut-être, déifie Marguerite, s’arrange pour qu’elle n’ait plus d’hommes après Armand, et se hâte de la tuer, de la transfigurer dans le martyre de sa passion. Aussi Manon, avec toutes ses fautes, avec son existence de fille folle de sa chair, demeure-t-elle l’éternelle jeunesse, et Marguerite n’est-elle à côté qu’une héroïne lamentable, qu’une figure voulue par l’auteur et poussée dans un certain sens, en dehors de documents exacts.

Certes, je sais qu’il faut tenir compte à M. Dumas des obstacles qu’il devait rencontrer au théâtre. Il eut toutes les peines du monde à faire