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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/322

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elles son unique raison d’être, serait aujourd’hui un peuple condamné.

Apporter la vérité, c’est bien ; mais on peut avoir l’ambition de s’en faire gloire. Certains la vendent, d’autres veulent au moins en tirer le profit de l’avoir dite.

Le projet de M. Scheurer-Kestner était, tout en faisant son œuvre, de disparaître. Il avait résolu de dire au gouvernement : « Voici ce qui est. Prenez l’affaire en main, ayez de vous-même le mérite d’être juste, en réparant une erreur. Au bout de toute justice, il y a un triomphe. » Des circonstances, dont je ne veux point parler, firent qu’on ne l’écouta pas.

À partir de ce moment, il connut le calvaire qu’il monte depuis des semaines. Le bruit s’était répandu qu’il avait la vérité en main, et un homme qui détient la vérité, sans la crier sur les toits, peut-il être autre chose qu’un ennemi public ? Stoïquement d’abord, pendant quinze interminables jours, il fut fidèle à la parole qu’il avait donnée de se taire, dans l’espoir toujours qu’il n’en serait pas réduit à prendre le rôle de ceux-là seuls qui auraient dû agir. Et l’on sait quelle marée d’invectives et de menaces s’est ruée vers lui pendant ces quinze jours, tout un flot d’immondes accusations, sous lequel il est resté impassible, le front haut. Pourquoi se taisait-il ? Pourquoi n’ouvrait-il pas son dossier à tout venant ? Pourquoi ne faisait-il pas comme les autres, qui emplissaient les journaux de leurs confidences ?

Ah ! qu’il a été grand et sage ! S’il se taisait, en dehors même de la promesse qu’il avait faite, c’était justement qu’il avait charge de vérité. Cette pauvre vérité, nue et frissonnante, huée par tous, que tous semblaient avoir intérêt à étrangler, il ne songeait qu’à la protéger contre tant de passions et de colères. Il s’était juré qu’on ne l’escamoterait pas, et il entendait choisir son heure et ses moyens, pour lui assurer le triomphe. Quoi de plus naturel, quoi de plus louable ? Je ne sais rien de plus souverainement beau que le silence de M. Scheurer-Kestner, depuis les trois semaines où tout un peuple affolé le suspecte et l’injurie. Dressez donc cette figure-là, romanciers ! vous aurez un héros !

Les plus doux ont émis des doutes sur son état de santé cérébrale. N’était-il pas un vieillard affaibli, tombé à l’enfance sénile, un de ces esprits que le gâtisme commençant livre à toute crédulité ? Les autres, les fous et les bandits, l’ont tout bonnement accusé d’avoir touché « la forte somme ». C’est bien simple, les Juifs ont donné un million pour acheter cette inconscience. Et il ne s’est pas élevé un rire immense pour répondre à cette stupidité !

M. Scheurer-Kestner est là, avec sa vie de cristal. Placez donc en face de lui les autres, ceux qui l’accusent et l’insultent. Et jugez. Il faut choisir entre ceux-ci et celui-là. Trouvez donc la raison qui le ferait agir, en dehors de son besoin si noble de vérité et de justice. Abreuvé d’injures, l’âme déchirée, sentant trembler sous lui sa haute situation, prêt à tout sacrifier pour mener à bien son héroïque tâche, il se tait, il attend. Et cela est d’une extraordinaire grandeur.

Je l’ai dit, l’affaire en elle-même, je ne veux pas m’en occuper. Pourtant, il faut que je le répète : elle est la plus simple, la plus claire du monde, quand on veut bien la prendre pour ce qu’elle est.

Une erreur judiciaire, la chose est d’une éventualité déplorable, mais toujours possible. Des magistrats se trompent, des militaires peuvent se tromper. En quoi l’honneur de l’armée est-il engagé là dedans ? L’unique beau rôle, s’il y a eu une erreur commise, est de la réparer ; et la faute ne commencerait que le jour où l’on s’entêterait à ne pas vouloir s’être trompé, même devant des preuves décisives. Au fond, il n’y a pas d’autre difficulté. Tout ira bien, lorsqu’on sera décidé à reconnaître qu’on a pu commettre une erreur et qu’on a hésité ensuite devant l’ennui d’en convenir. Ceux qui savent me comprendront.

Quant aux complications diplomatiques à craindre, c’est un épouvantail pour les badauds. Aucune puissance voisine n’a rien à voir dans l’affaire, c’est ce qu’il faut déclarer hautement. On ne se trouve que devant une opinion publique exaspérée, surmenée par la plus odieuse des campagnes. La presse est une force nécessaire ; je crois en somme qu’elle fait plus de bien que de mal. Mais certains journaux n’en sont pas moins les coupables, affolant les uns, terrorisant les autres, vivant de scandales pour tripler leur vente. L’imbécile antisémitisme a soufflé cette démence. La délation est partout, les plus purs et les plus braves n’osent faire leur devoir, dans la crainte d’être éclaboussés.

Et l’on en est arrivé à cet horrible gâchis, où tous les sentiments sont faussés, où l’on ne peut vouloir la justice sans être traité de gâteux ou de vendu. Les mensonges s’étalent, les plus sottes histoires sont reproduites gravement par les journaux sérieux, la maison entière semble frappée de folie, lorsqu’un peu de bon sens remettrait tout de suite les choses en place. Ah ! que cela sera simple, je le dis encore, le jour où ceux qui sont les maîtres oseront, malgré la foule ameutée, être de braves gens !

J’imagine que, dans le hautain silence de M. Scheurer-Kestner, il y a eu aussi le désir d’attendre que chacun fît son examen de conscience, avant d’agir. Lorsqu’il a parlé de son devoir qui, même sur les ruines de sa haute situation, de sa fortune et de son bonheur, lui commandait de faire la vérité, dès qu’il l’a connue, il a eu ce mot admirable : « Je n’aurais pas pu vivre. » Eh bien ! c’est ce que doivent se dire tous les honnêtes gens mêlés à cette affaire : ils ne pourront plus vivre, s’ils ne font pas justice.

Et. si des raisons politiques voulaient que la justice fût retardée, ce serait une faute nouvelle qui ne ferait que reculer l’inévitable dénouement, en l’aggravant encore.

La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera.