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conduite de mon père. Pourquoi la lettre de ce dernier, dont parle le duc de Rovigo, lettre si importante, dans laquelle il prenait l’engagement de mettre sa comptabilité en règle, n’est-elle pas au dossier ? Elle en valait la peine, rien ne m’ôtera de l’idée que mon père s’y justifiait, disait dans quelle erreur il était tombé ; et c’est sans doute pour cela qu’elle a disparu. Elle est allée rejoindre les huit pièces qu’on cherche inutilement, ainsi que les pièces qui ont laissé des trous et qui constituaient sans doute la défense. Ensuite, il a pu y avoir substitution de pièce, je veux dire qu’on a pu remplacer le rapport véritable du colonel Combe par l’étrange rapport qui se trouve aujourd’hui au dossier. Que le colonel Combe ait fait un rapport, cela est hors de doute. Mais que ce rapport soit celui qu’on m’a présenté, je sens en moi toute une révolte de la raison et de la logique qui ne peut accepter cela.

J’avais demandé une expertise contradictoire, et le petit rapport de M. le contrôleur général Cretin, que le ministre de la guerre a bien voulu me lire, expose les raisons qui n’ont pas permis qu’on me l’accordât. En premier lieu, on a pensé que les experts en écriture étaient tellement discrédités en ce moment, qu’une nouvelle expertise ne ferait la conviction de personne : on dirait une fois de plus que les experts sont des ignorants, ou bien qu’on les a achetés. En second lieu, on se trouvait de nouveau devant « la chose jugée », puisqu’il existe une ordonnance de non-lieu du juge d’instruction Flory, disant que la lettre Combe lui a paru authentique ; et un ministre ne pouvait faire procéder à un examen, qui aurait peut-être détruit cette affirmation. Cependant, on m’autorisait à faire examiner la pièce par qui je voudrais, pour ma satisfaction personnelle. Et c’est ce que je me suis décidé, après réflexion, à ne pas faire en ce moment, pour des raisons multiples. Une d’elles est que cet examen serait sans aucune sanction possible et ne ferait que compromettre le brave homme qui s’y livrerait. Et une autre raison, la raison décisive, est que les pièces de comparaison manquent, car les Archives ne me livreraient pas les pièces confidentielles qu’elles ont sans doute du colonel Combe, et je ne pourrais d’ailleurs accepter en toute confiance que des pièces venues d’une autre source, attendu que, s’il y a faux, le doute me resterait toujours que la pièce de comparaison qu’on me soumettrait serait peut-être justement celle qui aurait servi à faire ce faux.

J’attends, j’ai assez conquis de vérité déjà pour espérer qu’une circonstance me permettra de faire toute la lumière un jour.

Cette idée de suppression et de substitution de pièces s’ancre en moi davantage encore, lorsque je discute avec les faits et que je tâche de les établir dans l’ordre où ils ont dû s’enchaîner.

Je ne crois pas que les indiscrétions sur le dossier viennent du bureau des Archives. Il dormait là de l’éternel sommeil, tous l’ignoraient. L’indication est partie du dehors, et c’est sans doute une parole du général de Loverdo qui a donné l’éveil. Il revoyait mon père dans ses souvenirs d’enfance, il se rappelait une histoire survenue en Afrique, en 1832, comme il avait treize ans. Un reporter du Petit Journal, dans l’oreille duquel cette parole est peut-être tombée, a dû l’aller voir ; et l’on sait quelle virulente interview en est résultée, que d’ailleurs une autre interview a démentie en partie. À ce propos, je fais remarquer que j’ai vainement cherché, dans les deux dossiers, l’administratif et le judiciaire, une trace des efforts que le père du général de Loverdo, selon ce dernier, aurait faits pour sauver le mien d’un procès. Le nom de Loverdo n’est pas prononcé, c’est le néant. De même, il apparaît nettement, par les diverses pièces, que si mon père avait à régler ses comptes, l’argent dont il pouvait disposer lui a permis de les régler, sans s’adresser au dehors, ni en France ni en Italie. D’ailleurs, je laisse le général de Loverdo à ses souvenirs hésitants, et je dis simplement qu’il a été sans doute la cause initiale et involontaire, je veux le croire, de l’ignominie qui allait être commise.

Voilà donc le Petit Journal en possession de ce renseignement, une affaire fâcheuse que mon père, lieutenant à la légion étrangère, aurait eue à Alger, en 1832. Il se peut, du reste, que le renseignement ne soit pas allé directement du général de Loverdo au Petit Journal, qu’il ait passé d’abord par certain bureau du ministère de la guerre. Mais le résultat est le même, que ce soit le journal qui ait prévenu le colonel Henry, ou que ce soit le colonel Henry qui ait porté l’affaire au journal. Donc le colonel, averti, a dès lors l’idée qu’un dossier de mon père doit exister aux Archives administratives, et il n’y a qu’un pas à cette autre idée de le demander, pour savoir ce qu’il contient. Seulement, ici, je me permets de ne pas accepter strictement la version qui m’a été donnée. Henry n’était pas encore, je crois, titulaire du bureau de la statistique, il le dirigeait simplement sous les ordres du général Gonse ; et comment accepter que le bureau des Archives ait ainsi remis un dossier secret, sur une demande de sa part au subalterne qu’il envoyait, et dans lequel il me semble deviner l’archiviste Gribelin ? Il est bien fâcheux qu’on ait détruit l’ordre, car j’imagine qu’on y aurait trouvé le nom du général Gonse. Pour moi, il est impossible que les grands chefs ne soient pas intervenus et n’aient pas eu connaissance de l’existence et de la demande du dossier, sinon de l’usage qu’on a fait de la lettre Combe.

Mais il y a mieux, et c’est ici le ministre lui-même, le général Billot en personne, qui entre en scène. L’histoire est assez intéressante. Sur le bordereau, dressé par M. Hennet et clos le 8 juin 1898 par M. Raveret, j’avais remarqué qu’à la cote 14, la mention de la lettre Combe était suivie de cette remarque entre parenthèses : « Huit pièces sont annoncées jointes à cette lettre ; elles ne s’y trouvent pas et sont sans doute restées au bureau de la justice militaire. » Et, à la suite encore, il y a deux petites lignes, écrites d’une autre main, au crayon : « Il n’existe pas de dossier au bureau de la justice militaire. On s’en est assuré. » Lorsque je sus, par la lettre du général Davignon, que ce dossier existait et qu’on l’avait trouvé, je fus très surpris, l’annotation au crayon me revint à la mémoire. Et, comme, ce jour-là, je vis M. Raveret aux