Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/384

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comprendre. Et elle reste si étrange, elle prête à des hypothèses d’une psychologie si singulière, qu’en l’absence de tout document certain, je n’ose me prononcer.

Une femme est certainement au fond de l’aventure. Seulement, quel a été son rôle exact ? Cet argent qu’elle emportait, mon père le lui avait-il donné ou l’avait-elle pris ? Quand un officier comptable glisse à des malversations, c’est d’ordinaire par petites sommes, aussitôt dépensées, au jeu ou ailleurs. Mais voit-on jamais une somme amassée, emportée ainsi qu’un butin ? Comment mon père, homme d’intelligence et d’avenir, qui avait si ardemment demandé à être réintégré dans son grade, aurait-il pu risquer si sottement sa situation ? Et puis, quelle complication dramatique, un faux suicide, la femme arrêtée, mon père accourant alors pour la sauver. Si je n’avais pas le cœur si meurtri, je dirais qu’il y a là le sujet d’un mélodrame, où toutes les bonnes gens iraient pleurer. C’est bien dur à accepter, une pareille histoire, et en admettant qu’elle soit exacte, ce qu’aucun document ne m’a encore prouvé, que veut-on que j’en dise de raisonnable, sinon que, si mon père a réellement fait ces choses, c’est que mon père a eu son heure de folie comme bien d’autres ? Une femme avait passé, et il était fou, jamais un homme tel que lui n’aurait commis une série d’actes si extravagants, sans avoir sur sa nuque ce vent de démence que la passion souffle parfois. Car enfin pourquoi fuyait-il, puisqu’il est revenu régler ses comptes et payer ? Pourquoi toute cette crise d’agitation et de volontés contraires, puisque cela s’est dénoué dans le calme, dans la lucidité parfaite d’un homme qui remet tout en ordre et à qui l’on donne quittance ?

J’ai admis la femme. Mais il y a encore d’autres hypothèses. Les temps étaient terribles en Algérie, en 1832. Un petit lieutenant chargé de l’habillement, dont les comptes ne sont pas en ordre, voilà une belle affaire, lorsque le meurtre et le pillage étaient partout. L’or ruisselait dans les poches, sans qu’on pût dire toujours d’où il venait. Et qui sait si mon père était le seul compromis, s’il n’y avait pas, derrière lui, d’autres têtes plus hautes qu’on désirait sauver ? Je ne veux pas citer des histoires que je connais, mais j’en suis à me demander sérieusement si, lorsque le roi Louis-Philippe a accepté la démission de mon père en 1832, et lorsque le général comte d’Houdetot le lui a présenté en 1836, il n’avait pas reçu les explications indispensables, qui innocentaient l’officier démissionnaire. Ces hypothèses sont légitimes, car, sans elles, je défie bien qu’on puisse comprendre le rôle public et honoré que mon père a joué ensuite jusqu’à sa mort.

Et, alors, voilà donc ce qu’on a fait, lorsqu’on a porté au Petit Journal les prétendues lettres Combe. D’abord, on s’est cru tout permis, les pièces supprimées, les pièces altérées, les pièces inventées, on s’est dit : « Ça ne se saura pas », du moment qu’on travaillait à pleines mains dans des dossiers secrets, à jamais cachés aux yeux des mortels. Comment prévoir que je les feuilletterais un jour ? Et, certain de l’impunité, on a ouvert ensuite la grande écluse des outrages, pour me noyer sous la boue, parce que, sans haine et sans peur, j’avais simplement voulu la vérité et la justice. Il s’agissait de me tuer, on a déshonoré la mémoire de mon père, afin de m’ouvrir le cœur en quatre et d’en faire couler tout mon sang. Il suffisait de lire les dossiers pour voir s’en dresser la figure d’un vaillant et d’un laborieux, et on ne les a lus que pour en extraire la pièce empoisonnée et menteuse. L’homme dormait depuis plus d’un demi-siècle dans sa tombe vénérée, on l’en a réveillé, on lui a craché à la face. Et même s’il y a eu, dans l’existence de cet homme, une heure de folie, et que cette heure fût ignorée de tous, rachetée par une vie d’éclatant travail, est-ce que ce n’est pas abominable d’avoir jeté cela en pâture aux basses passions politiques, d’avoir abusé du secret dont on avait la garde, en falsifiant, en mentant, en faisant un crime monstrueux d’une faute obscure, inexplicable, qui n’est pas même prouvée ?

Telles qu’elles ont paru dans le Petit Journal, j’ai dénoncé comme fausses les deux lettres Combe, et je suis prêt à les dénoncer encore. Dès leur apparition, je me doutais par quelles mains suspectes elles avaient passé, je sentais en elles le produit de la fraude et de la haine. Aujourd’hui, j’ai l’aveu officiel que le faussaire Henry a travaillé à l’aise dans le dossier, lorsqu’il n’y avait encore ni bordereau ni cotes. Elles sont fausses ou falsifiées.

La première est un faux avéré, avoué. Elle n’existe pas, elle ne peut pas exister, je défie qu’on m’en montre l’original. Et la preuve est facile à faire, car il est établi officiellement que le colonel Combe n’est débarqué à Alger que le 24 juin 1832. Voici la note qui a été copiée au ministère, dans l’historique sommaire de la légion étrangère : « Le 24 juin 1832, M. le colonel Combe débarque à Alger, venant prendre le commandement du régiment en remplacement du colonel Stoffel. Il apporte avec lui le drapeau que, par ordonnance du 9 novembre 1831, le roi donne à la légion. » Donc il n’était là que depuis dix-huit jours, lorsque, le 12 juillet, il écrivit sa seconde lettre. Et, comme la première est une réponse à une réponse qu’un général faisait à une autre lettre écrite par lui, il est matériellement impossible que toute cette correspondance ait tenu dans l’espace de dix-huit jours. Aussi a-t-il fallu retirer la lettre, on n’en parle plus. C’est un faux.

Et, pour la seconde lettre, en admettant même que la pièce qui existe au dossier soit authentique, le texte en a été falsifié, tronqué, car ce n’est pas le texte qui a paru dans le Petit Journal. M. Cavaignac, dans sa lettre au garde des sceaux du 29 août 1898, ose dire : « La comparaison du texte, imprimé dans le Petit Journal, avec celui du rapport écrit de la main du colonel Combe, ne fait ressortir que des différences peu nombreuses qui ne dénaturent pas le texte original. » Nous allons bien voir. Je ne parle pas des mots changés, des mots supprimés. Mais deux passages de l’importance la plus décisive ont été omis, et cela volontairement, dans un but coupable, qu’il est facile de saisir. Voici le premier : » Cet homme (Fischer) était marié, et il avait existé longtemps entre lui, sa femme et Zola, des relations toutes particulières d’intimité, de ménage et de cohabitation, qu’on pouvait diversement interpréter. On n’avait fait