Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/388

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qui l’envoie à son fis, le prince de Joinville, qui accepte que le nom de ce fils soit donné à un travail de l’homme qu’il aurait lui-même chassé honteusement de l’armée ! Voilà le Moniteur qui loue dans les termes qu’on vient de lire l’officier déchu, voilà toute une apothéose au grand soleil, dans cette ville de Marseille, qui est la voisine d’Alger ! Encore une fois, comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de plus en plus évident que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ?

Il y a mieux encore, et nous allons à présent voir mon père dans sa grande affaire du canal qui porte son nom, à Aix, qui l’occupa neuf années, et dont il est mort.

Mais, auparavant, je veux dire un mot d’une machine à transporter les terres, qu’il inventa. Cela montrera la fertilité de son esprit, l’homme d’activité qui ne se décourageait jamais, qui acceptait ses échecs avec une gaie bonhomie, toujours prêt à la besogne, même au service des autres. Lorsque les travaux de l’enceinte continue de Paris commencèrent, il voulut en être, bien qu’on eût repoussé son projet de forts détachés. Et il inventa donc une machine à terrasser, pour laquelle il prit un brevet le 10 juin 1841. J’ai retrouvé le brevet, avec un « Mémoire descriptif d’un atelier mécanique propre au transport des terres provenant des fouilles, avec plan relatif y annexé ». La machine fut construite dans un chantier qui portait alors le numéro 80 de la rue Miromesnil, pendant les premiers mois de 1842, et elle fonctionna ensuite, pour déblayer le fossé des fortifications qu’on creusait alors, du côté de Clignancourt.

J’arrive au canal Zola. Je crois bien que le projet de mon père dut se produire dans les derniers mois de l’année 1838. J’ai un numéro du Mémorial d’Aix, daté du 22 septembre 1838, où se trouve un article qui parle du projet, comme d’une nouveauté. Mais, naturellement, mon père devait s’en occuper depuis des mois ; et j’imagine que la sécheresse dont souffrait si cruellement la ville devait l’avoir frappé, au cours de ses fréquents voyages, lorsque ses affaires l’y appelaient de Marseille, si voisine. Il avait eu l’idée, en parcourant les environs, de barrer certaines gorges, de façon à y retenir les crues des torrents pour y créer d’immenses réservoirs, dont un canal amènerait les eaux à la ville, après avoir arrosé les campagnes desséchées. Et, peu à peu, lorsque son système de fortification eut été rejeté, lorsque Marseille eut préféré le nouveau port de la Joliette à son dock et à sa passe de sortie, il fut pris tout entier par ce projet de canal, il s’y donna avec la passion d’activité qu’il mettait dans toutes choses, il finit par quitter Marseille pour venir s’installer définitivement à Aix. Je l’ai dit, il devait en mourir, exténué de travail, épuisé dans une lutte dont on ne saurait croire l’âpreté, au milieu d’obstacles sans cesse renaissants.

Il y eut trois traités avec la ville d’Aix, le premier du 10 décembre 1838, le second du 19 avril 1843, enfin le traité définitif du 1er juin 1845, qui fut signé après que le conseil municipal eut adopté les modifications réclamées par le Conseil d’État et celles demandées par mon père. L’ordonnance royale, déclarant les travaux du canal d’utilité publique, ne fut signée par le roi que le 31 mai 1844. La lutte de mon père durait déjà depuis six ans, contre l’esprit rétrograde, contre le mauvais vouloir des indifférents, contre les colères intéressées de certains propriétaires. Il avait à se battre quotidiennement au milieu d’attaques, d’outrages, de procès, de difficultés d’argent inextricables. Lorsque je conterai cette histoire, je montrerai quelle force d’âme il faut à ces héros obscurs, qui, sur le terrain étroit d’un coin perdu de province, dépensent souvent une énergie surhumaine. Et s’imagine-t-on ce que c’est que l’inventeur, avec son projet, ayant à conquérir toute une ville d’abord, la municipalité, les autorités locales, le sous-préfet, l’ingénieur des ponts et chaussées, les inspecteurs de toutes sortes, puis la population elle-même, des souscripteurs et des abonnés ? Et s’imagine-t-on ce qu’il faut de ténacité ensuite pour obtenir l’ordonnance royale, les mémoires à écrire, les formalités à remplir, tant d’obstacles à surmonter, que des années sont le plus souvent nécessaires ? Mon père y mit six ans des efforts les plus acharnés. Il fallut près de trois ans encore, pour que les dernières difficultés fussent aplanies, et les travaux enfin commençaient, dans les premiers mois de 1847, lorsque mon père mourut, le 27 mars.

Jamais, d’ailleurs, il n’aurait réussi, sans des amitiés puissantes qui le soutinrent. Au premier rang, il faut mettre le maire d’Aix d’alors, M. Aude, l’ami de M. Thiers, dont j’ai plus de cinquante lettres qui disent son dévouement à l’idée de mon père. M. Thiers lui-même fut, dans les heures difficiles, le suprême recours. Puis, je nommerai M. Labot, avocat à la Cour de cassation, dont la volumineuse correspondance, que je viens de parcourir, me fournira les renseignements les plus précieux, le jour où je pourrai écrire le livre que je rêve. Toute cette longue lutte donna lieu à des polémiques sans fin, dont retentirent les journaux de l’époque. Sans cesse, des lettres, des mémoires furent adressées au roi, en son conseil d’État. J’en ai des ballots. Pour l’ordonnance royale, toutes sortes d’enquêtes furent faites. Jamais projet ne fut plus longuement, plus âprement étudié, examiné, traîné au grand jour. Jamais auteur ne fut plus épluché, plus discuté, plus forcé de répondre à des objections, à des accusations, à des injures parfois. Toujours mon père en est sorti victorieux. Sa mémoire elle-même a vaincu, car, après une destinée inouïe, qui a fait que les eaux du canal sont seulement arrivées à Aix le 15 août 1868, trente ans après les premières études, justice a été rendue au créateur par la ville, qui a donné le nom de François Zola à un de ses boulevards.

Et j’arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci. Vainement, dans ce dossier considérable, au cours de cette affaire si retentissante, j’ai cherché un ressouvenir des événements de 1832, en Algérie, la moindre allusion à une aventure que les adversaires de mon père auraient été si heureux de lui jeter à la face. Mon espoir, je l’avoue, était de trouver l’accusation, car mon père aurait certainement répondu, et j’aurais enfin son explication, sa défense, qui n’est plus dans les dossiers du minis-