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Page:Zola - Œuvres critiques, 1906, tome 2.djvu/389

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tère de la guerre. Mais rien, c’est le néant. Ainsi voilà un homme qui a été reçu deux fois par le roi, qui a été reçu par le prince de Joinville, qui sans cesse s’est adressé au roi, aux ministres, aux députés, aux hauts fonctionnaires, pour ses multiples projets ! Voilà un homme qui vit au plein jour de la publicité, qui traîne à sa suite une meute de contradicteurs et d’ennemis, qui a besoin de la considération publique pour mener à bien les projets qu’il enfante coup sur coup ! Voilà un homme qui a continuellement affaire au gouvernement, à ce ministère que préside le maréchal Soult, dont le long pouvoir dura de la fin de 1840 à la fin de 1847. Et le roi aurait connu l’indignité de cet homme, et le maréchal Soult serait l’ancien ministre qui voulait exiger du duc de Rovigo que cet homme fût jugé par un conseil de guerre et condamné ? Et M. Thiers, M. Aude, M. Labot, tant d’autres, n’auraient été que les victimes de cet homme ? Et les journaux, qui s’entretenaient constamment de cet homme, de ses travaux, de ses publications, n’auraient rien soupçonné, rien dit ? Et les adversaires de cet homme qui avaient tant d’intérêt à le supprimer, ne seraient pas parvenus à savoir sa prétendue faute ? Et tout serait enfin menteur chez cet homme, ses grands travaux qui sont de notoriété publique, l’admirable vie de labeur qu’il a menée de 1833 à 1847, la mémoire vénérée qu’il a laissée en Provence, la gratitude de toute une ville, inscrite encore sur les murs ?

Tel qu’un refrain, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit. Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de toute évidence que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ?

En terminant, j’utiliserai un dernier document qui prouve, sans contestation possible, que la manœuvre pour salir la mémoire de mon père n’a pas été l’idée ni l’acte spontané, passionné d’un seul, mais le long complot, le crime abominable, mûrement réfléchi de plusieurs.

J’ai déjà démontré que la communication du dossier de mon père au colonel Henry n’avait pu avoir lieu sans un ordre du général Gonse. Derrière celui-ci, étaient sûrement le général de Boisdeffre et le général Billot, le ministre de la guerre en personne. Dans cette affaire, comme dans beaucoup d’autres, les chefs ont connu les agissements d’Henry, l’ont laissé faire, s’ils ne l’ont pas poussé à le faire. En voici la preuve.

Le 29 avril 1898, la Patrie reproduisait un article envoyé de Paris au Patriote, de Bruxelles, dans lequel se trouvait ce passage :

« On se demande ce qu’attend le général de Boisdeffre pour écraser d’un seul coup ses adversaires qui sont en même temps les ennemis de l’armée et de la France. Il lui suffirait pour cela de sortir dès aujourd’hui une des nombreuses preuves que l’état-major possède de la culpabilité de Dreyfus, ou même de publier quelques-uns des nombreux dossiers qui existent, soit au service des renseignements, soit aux archives de la guerre, sur plusieurs des plus notoires apologistes du traître ou sur leur parenté. »

Je crois que je suis désigné clairement et que la menace de divulguer le dossier de mon père se trouve là publique, éclatante. Or on n’était alors qu’au 20 avril. Ce fut quatre semaines plus tard, le 23 et le 25 mai, que le Petit Journal commença la campagne, et il ne donna les prétendues lettres Combe que le 18 juillet. Ainsi donc, il y avait plus de deux mois et demi que les journaux amis du général de Boisdeffre étaient prévenus et qu’ils le sommaient d’utiliser les petits papiers qu’ils savaient entre ses mains.

Les chefs, et non pas Henry seulement, tenaient prêtes les prétendues lettres Combe, et s’ils ne commettaient pas tout de suite l’ignominie de les publier, ce n’était point qu’ils eussent des scrupules, c’était qu’ils attendaient le moment où la publication serait la plus meurtrière possible. Dans un établissement religieux du quartier de l’Europe, un ancien élève qui, vers ce temps, rendit visite à un Père, son professeur autrefois, reçut de sa bouche cette bonne nouvelle : « Oh ! Zola, il n’est plus à craindre, il est fini, nous avons de quoi le tuer ! »

Les pauvres gens ! Ils ne savaient même pas, en allant réveiller mon père dans sa tombe, quel homme d’intelligence et de travail, d’activité et de bonté ils allaient en faire sortir. Ils ne lui en voulaient point, à lui, ils n’avaient que l’idée de m’assassiner, moi. Ce n’était qu’un mort, on pouvait l’outrager, il ne répondrait pas. Leur noire ignorance ne s’était pas même inquiétée de savoir quel mort ils choisissaient, si ce n’était pas un mort difficile, dont la mémoire évoquée pourrait les confondre. Non ! ils culbutaient en pleine boue, s’en éclaboussaient eux-mêmes, en voulant en couvrir les autres, tandis qu’ils se débattaient, éperdus, dans leur terreur du châtiment. Et voilà que le mort, réveillé, s’est fait leur accusateur.

Dans l’affaire Dreyfus, pour maintenir l’innocent à l’île du Diable et pour sauver du bagne les bourreaux et les faussaires, ils se sont rendus coupables de bien des infamies, mais celle qu’ils ont commise dans le but de me déshonorer en déshonorant la mémoire de mon père, a été assurément la plus bête, la plus sale et la plus lâche.

FIN DE LA VÉRITÉ EN MARCHE