Paysages introspectifs/Intuition

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Paysages introspectifsHenri Jouve (p. 8-10).

INTUITION

Mon âme est un torrent épandu dans les nues
En champ d’écume, en gerbes d’or, en grains d’onix,
Que brassent sur leurs seins des moissonneuses nues,
Et qui cascadent vers l’attirance du Styx.


Un lied informulé s’essore de ses ondes,
Que dilue en ses plis le burnous des stratus,
Et les astres, la nuit, enveloutent les rondes
Des perles tombant sur les feuilles de lotus.



Un peu de mousse frange aux rives mitoyennes,
Comme un baiser très doux parti d’un soupirail ;
Comme autrefois la pourpre aux hanches des Troyennes
Un peu de sang rutile aux rochers de corail.


Oh ! le flot vagabond est frais comme les ombres
Que moirent dans l’azur les rayons du soleil !
Oh ! dans ses flancs, hélas ! roulent bien des décombres,
Et des cailloux y font des taches de vermeil !


Mais qu’importe le rire et qu’importent les larmes,
Qu’importe la blessure ou le calme des soirs,
Ô mon âme fluant sous le dôme des charmes,
Comme l’olive fauve aux meules des pressoirs !


Si nul autre torrent ne mêle un jour sa houle
À ton gave, et si nul pinson ne vient humer,
Posé sur les glaïeuls de ta vanne qui coule,
Les fougueux tourbillons qui te font écumer ;



Du moins tu bondiras sous l’ambiance tiède,
Ô mon âme esseulée en l’infini des temps,
Silencieuse, tel le vol de Ganymède,
Sans dire si ta vague est gelée au printemps !


Les rocs s’effriteront peut-être à ton orée :
Laisse ta vase au fond stagner, les népenthès
Jeter comme un pont sur ta candeur adorée,
Et marier leur flore aux cardes d’aloès.


Toi, tu continueras ta course échevelée,
Claire comme un miroir vierge de tout regard,
Fière comme un granit d’une tour crénelée
Où des guerriers vaincus ont émoussé leur dard.


Et calme par delà l’inachevé des Choses,
Libre enfin de ta digue, et tes bords écartés,
Ô belle, tu noieras tes avalanches roses
Dans le gouffre éternel d’où jaillit des clartés.