Paysages introspectifs/Première invocation

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I

EXCURSION
Aux Grottes de la Conscience


L’aurore et le printemps, le couchant et l’automne
Sont avec la forêt et le fleuve et la mer
D’extérieurs aspects de ton soi monotone ;
Le verger fructifie et mûrit dans ta chair,

La nuit dort ton sommeil, l’averse pleut tes pleurs,
L’avril sourit ton rire et l’août rit ta joie,
Tu cueilles ton parfum en chacune des fleurs,
Et, tout n’étant qu’en toi, tu ne peux être ailleurs.

Henri de Régnier.

PREMIÈRE INVOCATION

Courbé sur le parvis de ton temple éternel,
Et n’osant prendre rang dans la nef où tes mages
Brûlent sur tes autels l’encens de leurs hommages,
Tel le publicain humble et sans amour charnel,
Je t’adore, ô ma muse, ô déesse des âges !


Ah ! je sais ! tu ne peux sauver tous tes enfants.
Pour l’élu que nourrit ta mamelle bénie,
Trente affamés sont morts d’une lente agonie ;
Mais que ma lèvre goûte à tes sucs échauffants,
Et dans mon cœur fondra la manne du génie.



Si je pouvais, Beauté, suspendre mes amours
À ta bouche, et bâtir au dôme de tes rêves
Une voûte en corail recueilli sur les grèves
Étranges d’un pays exotique, et deux tours
En mosaïque d’or fulgurantes de glaives !…


Si je pouvais, Déesse, approcher des couvents,
Où dormirent jadis de sages sentinelles,
Tandis que les Pandits éclairaient tes chapelles,
Et que l’essaim des vœux des Brahmanes fervents
Voltigeait sous ton cloître en prières fidèles !…


Mais ton temple est immense et je suis trop chétif.
Je tremblerais d’ouïr répercuter ma plainte
À travers les arceaux du vaste labyrinthe,
Et de me perdre au fond des mails ombragés d’ifs,
Où l’on perçoit encor comme un tocsin qui tinte


Si je pouvais abstraire en ton sein mon bonheur,
M’absorber dans l’azur de ta beauté sereine,
Être un de ces saphirs qui roulent sur ta traîne,
Que tu fais enchâsser, pour parer ton honneur,
Dans les créneaux de ton diadème, ô ma reine !



Si je pouvais baigner tes cheveux étoilés
Aux cascades du soir où mon désir se pâme ;
Rompre la digue d’ombre où se butte ta flamme,
Boire l’éternité de tes songes voilés
Où gravite mon cœur, belle âme de mon âme !


Mais ta gloire est divine et je suis un néant.
Comment pouvoir pétrir la glaise du génie
Avec des doigts de chair, quand les flots d’harmonie
Ne ruissellent qu’au bord de l’Infini béant,
Où s’accoudent les airs pensifs de Polymnie !


Et pourtant ! et pourtant ! en toi seule j’ai vu
L’astre de ma jeunesse émotive et limpide.
Je gravis tes sommets flambants d’un pas rapide,
Sans retourner la tête et sans regrets, pourvu
Qu’un rayon de tes mains me réchauffe et me guide.


C’est que j’ai bien lutté, vois-tu, sur tes coteaux,
Et dans la brousse humaine et dans les déserts chauves ;
J’ai moissonné l’ivraie et j’ai semé les mauves,
Et j’aurais succombé sans l’orge des gâteaux
Que pour toi j’émiettais dans la gueule des fauves.



Dans mon propre jardin planté de vanité
J’ai bêché les œillets de mon Moi solitaire,
Et pour mieux t’agréer leur parfum que j’enterre,
Je ne labourerai que pour l’humanité,
En chantant le refrain fraternel de la Terre.


Pardonne si parfois encor s’épanouit
Quelque myosotis dont j’aime l’ambiance,
C’est un discret regain de ma vieille croyance,
Mais j’ensevelirai ces restes dans ma nuit,
Et l’aube ne verra que l’arche d’alliance.


Oh ! je voudrais hâter cette communion
Entre le peuple brute et l’être humain qui pense ;
Adoucir l’hiatus de mésintelligence
Entre l’homme et la foule, et la réunion
Du luth et des pipeaux sera ma récompense.


Je voudrais, je voudrais détruire la cloison
De la galère étroite où chacun tient la rame ;
Au delà c’est la mer, et l’éternelle trame ;
C’est le symbole ami de l’arrière-saison ;
C’est la forêt antique et c’est le faon qui brame !…



Ô toute vierge ! ô très divine ! hélas ! hélas !
Je suis faible et tout seul pour cette œuvre suprême !
Mon fer n’abattra point le bois de la trirème ;
Mais je naviguerai, quand même, et le front las,
Vers ton Éden lointain, car je t’aime et je t’aime.


Du moins laisse-moi pur. Fais que ta vision
Aspire mon esprit comme un souffle delphique ;
Qu’à travers les parfums du concert séraphique
Ils montent vers ton limbe, ô douce Illusion,
Ces appels que je jette à la Nuit magnifique.


Et durant les vespers émus, lorsque rêvant
Aux là-bas bien aimés, j’écoute la romance
De l’agreste Infini qu’un zéphir ensemence,
Ne m’ôte pas l’erreur de croire que ce vent
M’apporte tes baisers moissonnés dans l’Immense.