Principes d’économie politique/III-I-II-I

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I

LE PARTAGE ÉGAL.


Ce mode de répartition enfantin paraît avoir existé dans un passé très lointain, puisque tous les antiques législateurs dont l’histoire ou la légende nous ont transmis les noms, Minos, Lycurgue, Romulus, paraissent avoir procédé à un partage égal de la terre, sinon par tête du moins par famille. Et comme au bout de quelques générations l’égalité primitive se trouvait nécessairement rompue, on la rétablissait par de nouveaux partages. Un tel système était possible dans des sociétés primitives qui ne comptaient qu’un petit nombre de citoyens et une seule catégorie de richesses, la terre. Mais dans des sociétés comme les nôtres, il serait insensé et il n’y a plus aujourd’hui, même parmi les socialistes révolutionnaires, de partageux.

Cependant il reste quelque chose de cette idée simpliste au fond de tous tes systèmes socialistes. Ils se fondent tous en effet plus ou moins sur cette idée que puisque les richesses sont si inégalement réparties et que les uns ont trop et les autres trop peu, le remède est bien simple : il saura de prendre aux riches ce qu’ils ont en trop pour le donner aux pauvres. Et du même coup on aura supprimé l’oisiveté, car les riches, une fois privés de leurs rentes, seront bien forcés de travailler. — En tout cas, tel est certainement le sentiment populaire.

Mais tandis que le public est fortement impressionné par le fait de la concentration des richesses entre les mains de quelques-uns, il est un autre fait non moins important qui échappe complètement à son attention, c’est le petit nombre des riches même dans les pays les plus riches.

En Prusse, où l’impôt sur le revenu oblige à dresser les statistiques des fortunes et où ces statistiques sont faites avec beaucoup de soin, voici à quels chiffres incroyables on arrive. En 1890, sur une population de 24.062.000 personnes, on n’en comptait que 194.248 jouissant d’un revenu de plus de 3.000 marcs (3.750 francs) et 3.506 seulement jouissant d’un revenu de plus de 36.000 marcs (45.000 francs) à peu près ce que nous appelons des « millionnaires ». Si l’on tient compte de la proportion des contribuables à l’ensemble de la population, cela représente une famille sur 54 pour la première catégorie et 1 sur 2.930 pour la seconde catégorie.

Admettons qu’il y ait des dissimulations pour échapper à l’impôt. Admettons que la Prusse ne soit pas un pays de grandes fortunes. Mais en France, les économistes n’évaluent pas à beaucoup plus de 20.000, au plus 36.000, le nombre des millionnaires[1].

Eh bien, dira-t-on, qu’importe ? Ceci ne fait que simplifier le problème, car moins il y aura de riches et plus il sera facile de les exproprier ! Au jour d’une révolution sociale, ils ne pèseront pas lourd s’ils ne sont pour se défendre que 1 contre 3.000 ou même contre 1.000.

Sans doute : rien de plus aisé que de supprimer ces riches. Mais on ne réfléchit point que s’ils sont peu nombreux, leurs fortunes auront beau être grandes, cela n’augmentera que dans une proportion dérisoire le revenu de l’immense majorité, de même que si l’on pouvait répartir uniformément sur toute la superficie du territoire français la masse de ses montagnes, le Mont-Blanc compris, on n’exhausserait que de quelques pieds la surface du sol. On a souvent comparé la Société, au point de vue du nombre relatif des riches et des pauvres, à une pyramide dont la pointe est représentée par les plus riches et la base par les plus pauvres[2].

On ne réfléchit point que s’il y a tant d’hommes en ce monde qui ont une si petite part de richesses, cela ne prouve pas seulement qu’elles sont mal réparties : cela prouve qu’il n’y en a point assez. Ce qui fait la gravité du problème, ce n’est point tant l’inégale répartition des biens — on en viendrait encore assez aisément à bout — que leur insuffisance[3].

La somme des richesses accumulées dans un pays comme la France peut être évaluée au plus à 200 milliards fr.[4]. Divisons ce chiffre par celui de sa population, soit 38 millions : le quotient est 5.260 fr. En supposant donc que la richesse fût répartie sur pied d’égalité entre tous les Français, chaque famille ; en mettant quatre personnes par famille, recevrait pour son lot 21.000 fr. environ, dont 10.000 fr. environ en terres, 5.000 fr. en maison d’habitation, 4.000 fr. en valeurs mobilières, 1.200 fr. en mobilier, et environ 800 fr. d’argent comptant[5]. — Ce serait toujours bien mieux que la situation actuelle, dira-t-on ! Cela va sans dire : qui songe à le nier ? mais il faut reconnaître que ce serait une bien modeste situation pour chacun et plus voisine de la pauvreté que de la richesse[6].

Il semble en tout cas qu’elle serait bien chèrement payée au prix d’une expropriation générale et d’une révolution sanglante et qu’on peut raisonnablement espérer réaliser cet idéal, qui ne dépasse guère « la poule au pot » d’Henri IV, par des moyens plus pacifiques.


  1. En 1884, on comptait à Paris, 738.981 logements. Sur ce nombre on ne comptait que 6.672 loyers de plus de 6.000 francs : il est vrai que l’évaluation officielle est inférieure d’un quart environ à la valeur réelle. Néanmoins comme une famille riche à Paris ne peut guère mettre moins de 6 à 8.000 francs à son loyer, on voit combien, même dans cette ville où les riches de toute la France et même du monde entier se donnent rendez-vous, ils sont encore en petit nombre.
  2. M. Vilfredo Pareto (Cours d’Économie Politique) par de nombreux faits statistiques empruntés au passé et au présent, a dressé ce qu’il appelle « la courbe des revenus » qui confirme l’image de la pyramide mais la rectifie par le calcul mathématique : la figure géométrique qui correspond à sa formule est une pyramide à bords concaves, une pointe de flèche.
  3. Pourquoi alors entend-on toujours se plaindre de la surproduction ? Il y a surproduction parce que les gens n’ont pas les moyens d’acheter ! (Voy. p. 226). C’est donc une confirmation de notre thèse.
  4. Voici en effet le décompte en chiffre ronds :
    Terre (avec l’outillage agricole)
    90 milliards.
    Maisons
    50    —
    Valeurs mobilières sous forme de titres
    80    —
    Meubles, vêtements, objets de consommation
    12    —
    Monnaie
     8    —

    WWWWWWWWWWWWTotal………. 240 milliards.

    Mais sur les valeurs mobilières il y a 33 milliards de rentes sur l’État et 18 milliards de créances hypothécaires, en tout 50 milliards environ qui sont des richesses fictives puisqu’elles représentent des créances de Français sur d’autres Français ou sur l’ensemble de la nation. Il ne faut donc pas les compter. Restent 190 milliards.

  5. La fortune totale de l’Angleterre est évaluée à 258 milliards pour une population égale à celle de la France, et celle des États-Unis a 313 milliards pour une population de 65 millions d’habitants. Le quotient serait donc à peu près le même.
    La fortune totale de l’Italie est évaluée à 54 milliards seulement, ce qui donnerait un quotient de 1,760 francs par tête ou 7,000 francs par famille environ, dont plus de la moitié en terres (Pantaleoni, Giornale degli Economisti, août 1890).
  6. On peut faire le même calcul et plus frappant encore pour le revenu. L’Office du Travail des États-Unis évalue à 2.750 fr. pour la France, à 3.950 fr. pour l’Angleterre et (non sans quelque exagération sans doute), à 9.440 fr. pour les États-Unis, la valeur moyenne produite par tête d’ouvrier. Supposons que chaque ouvrier la gardât toute entière, élimination faite de tous les parasites, propriétaires, capitalistes, patrons, fisc, intermédiaires quelconques, comme le veulent les collectivistes — voilà donc le revenu moyen maximum auquel pourrait prétendre un individu, ou plutôt une famille, dans les conditions présentes.
    M. V. Pareto, dans le livre déjà cité, a fait le compte que si en Prusse tout l’excédent des revenus au-dessus de 4.800 marks (6.000 ff.) était enlevé à ceux qui en jouissent pour être réparti également entre tous les habitants de la Prusse, chacun d’eux ne verrait son revenu accru que de 100 marks ! — On trouve partout répétée l’anecdote de Rothschild de Francfort qui, au moment de la Révolution de 1848, surpris par quelques malandrins qui lui demandaient à partager, leur fit le compte que dans une liquidation générale il ne leur reviendrait que 3 thalers à chacun, qu’il leur compta, séance tenante, et avec quoi il les congédia stupéfaits.