Propos japonais/13

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 91-96).

TOLÉRANCE DU CATHOLICISME


Le catholicisme au Japon jouit-il actuellement d’une tolérance pleine et entière, ou même simplement franche et sincère ? Il n’y a pas à en douter, si l'on consulte le droit légal, en particulier l'article XXVIII de la nouvelle constitution de 1889. Cet article accorde, en effet, « à tout sujet japonais pleine liberté de croyance religieuse, pourvu que la paix et l'ordre n’en souffrent pas, et que les sujets, comme sujets, n’en soient pas gênés dans l’accomplissement de leurs devoirs. »

Si l'on considère maintenant la loi dans son application, il faut reconnaître encore une véritable tolérance, au moins pour la construction des églises, leur fréquentation publique et l'accomplissement libre du culte liturgique. Mais à ces quelques articles près, on a dû peut-être limiter le programme, si l'on en juge par la tendance de la pensée officielle et par l’ensemble de certains faits.

La pensée officielle révèle assurément une attitude singulièrement caractéristique, si bien, qu’elle a conçu en ces derniers temps le projet radical d’établir au Japon un culte national, enté sur le vieux tronc shintoïste, ayant par conséquent pour objet, la famille impériale et les âmes des héros militaires du pays. Et ce culte, paraît-il, serait devenu nécessaire au triple point de vue religieux, politique et social.

Le prestige religieux ou plutôt divin de l’empereur est le premier et le plus puissant motif qui ait fait songer à un tel projet. Inviolablement enfermé derrière les multiples et formidables enceintes qui entourent ses immenses domaines, héritier d’une dynastie qui détient le pouvoir depuis plusieurs siècles, fantastiquement grandi surtout par des légendes séculaires, l’empereur apparaît aux yeux de son peuple avec les proportions d’un dieu, rejeton sacré de toute une lignée de dieux, descendant du soleil comme une traînée de lumière.

À un tel titre, il est tout naturel que l’empereur possède à la fois le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. De même, il semble évident que son peuple doive lui rendre les honneurs divins. De là, dans la race, cette force vitale qui, bien loin de s’altérer au contact actuel des courants envahisseurs de la civilisation étrangère, cherche plutôt à se les assimiler, selon le principe d’un défiant éclectisme, constamment invoqué et s’énonçant ainsi : « Prends à l’étranger tout ce que tu y trouves de bon et japonise-le, mais rejette bien vite ce qui est contraire à la constitution nationale. » C’est en vertu de ce principe qu’autrefois on a japonisé le servile bouddhisme et que, ne pouvant en agir ainsi avec l’incorruptible catholicisme, on l’a tout simplement anéanti par la persécution.

Or il en va un peu de même encore aujourd’hui. Le Japon est ouvert à toute forme de matérialisme, mais il est plus circonspect au point de vue religieux. Extrêmement jaloux de conserver intact son caractère national, il s’imagine voir un élément destructeur dans le catholicisme, et, en conséquence, il veut rajeunir le vieux shintoïsme.

À côté de l’intérêt religieux, l’intérêt politique devait entrer naturellement en ligne de compte. La paix, l’ordre et la prospérité d’un peuple dépendent en grande partie de l’unité et de la puissance de son gouvernement. Or, depuis la restauration de 1868, le Japon qui, jusque-là, était en proie aux querelles et aux ambitieuses rivalités des grands feudataires, a réalisé enfin, grâce au talent éclairé et au bras vigoureux du dernier empereur défunt, cette merveilleuse unité de gouvernement, qui a effectivement poussé la nation tout entière sur la voie de la civilisation et du progrès matériel.

Toutefois, là même, on signale un danger pour le prestige impérial. Totalement absorbés par des affaires florissantes, passionnément entraînés par l’appât des richesses et exaltés par l’élévation soudaine de leur fortune, plusieurs dirigeants ne manifestent plus guère qu’une froide et sceptique indifférence pour les croyances ancestrales. À plus forte raison encore, ceux qui sont allés s’enrichir à l’étranger et qui ont été témoins des bouleversements politiques et des révolutions, professent-ils plus sincèrement de semblables idées d’indépendance et d’ambition.

Raffermir le prestige impérial aux yeux de ce peuple prêt à s’émanciper, par l’établissement d’un culte national, serait, pense-t-on, faire preuve d’une grande sagesse politique.

Enfin, croit-on, l’intérêt social serait également en jeu dans cette question. Et c’est juste, puisque l’intérêt politique et l’intérêt social sont si connexes qu’on pourrait les dire inséparables. D’ailleurs l’un et l’autre actuellement courent un danger commun, dans la pensée officielle. Le socialisme dans le monde entier a déjà fait tant de ravages et accumulé tant de ruines, qu’il devait forcément faire pénétrer ses idées dissolvantes même parmi les adorateurs du Mikado.

De là un grave danger qu’il faut absolument conjurer. Or, la mentalité officielle ne croit pas pouvoir mieux faire que de rappeler à la nation la filiation divine de son souverain, la réelle paternité de celui-ci, vis-à-vis de son peuple, et, en ces derniers temps, par l’octroi magnifique des plus grandes libertés et des plus sages institutions, d’exiger en retour une vénération nationale, digne de son origine et de sa munificence.

Tels sont les soucis qui inquiètent actuellement la pensée officielle au Japon et la déterminent à l’exécution probable d’un projet totalement incompatible avec le catholicisme.

Du reste, si l’on note certains faits, on n’a plus de doutes sur la position critique du catholicisme en ce pays. Qu’on remarque, par exemple, certaines déclarations publiques ou certaines mesures des fonctionnaires et des instituteurs officiels !

Des déclarations récentes ont été prononcées publiquement, qui portent le caractère d’une évidente hostilité. Déjà, en 1893, le Dr Inouye Tetsujiro affirmait que la morale japonaise ne comporte que deux vertus : la fidélité à l’empereur et la piété filiale ; et il ajoutait qu’un vrai patriote ne saurait être à la fois chrétien et japonais.

Un autre, en 1906 (le Dr Kato Kiroyubei) assurait que le christianisme, ne reconnaissant qu’un seul vrai Dieu et le plaçant au-dessus de l’empereur, est une doctrine injurieuse pour le Mikado et absolument incompatible avec la constitution nationale.

En 1916, une revue de Tokyô, le Dai Kokumin va plus loin encore. « Le christianisme, y lit-on, est une secte perverse et antipatriotique, qu’il faut nécessairement exterminer tout de suite, de peur d’avoir à s’en repentir plus tard. Aussi, notre intention est-elle de cribler de traits aigus et d’expulser ces chrétiens insolents et rebelles. »

L’étrange conduite des fonctionnaires révèle aussi la même hostilité et le même objectif. Leur intransigeance est catégorique et inflexible, lorsqu’il s’agit des contributions nationales, même si le caractère en est nettement shintoïste, comme le cas s’est présenté, par exemple, pour les fêtes religieuses du couronnement impérial et pour la construction d’un temple en l’honneur de l’empereur Meiji. Il est vrai que leur manque de tact est d’ordinaire réprouvé par l’autorité supérieure. Mais cette fin de non-recevoir est une mesure systématiquement étudiée pour donner le change. Au fond, ces fonctionnaires n’agissent que sur des instructions autorisées, dont le programme consiste précisément à préparer peu à peu l’opinion publique, avant d’imposer légalement ce culte national, en principe déjà établi.

Mais c’est surtout dans les écoles que la pression se fait avec le plus d’excès. Les instituteurs y remplissent la tête de leurs élèves des fabuleuses légendes qui font descendre l’empereur du soleil et le placent au rang des dieux. En certains endroits on a été plus fanatique encore. On a cherché, par tous les moyens, à détourner les petits chrétiens de l’Église catholique ; et d’autre part, au sujet de la visite officielle aux temples shintoïstes, ceux d’entre eux qui, tout en se gardant de la faire, donnaient pour excuse leurs convictions religieuses, ont été réprimandés et quelques fois punis. Une jeune chrétienne s’est vu, même malgré le brillant succès d’un examen, refuser l’entrée d’une école normale, pour avoir consciencieusement répondu à cette question : « Lequel est le plus grand, selon vous, votre Dieu ou l’Empereur ? »

Par suite de ces préjugés officiels et de ces hostilités évidentes, le catholicisme au Japon ne jouit donc que d’une liberté fort restreinte. Cependant, depuis la fin de la grande guerre, il y a comme une accalmie ; non pas que le réveil du shintoïsme cesse de s’affirmer, — au contraire son action continue à s’étendre et à se fortifier — mais on ne remarque plus d’hostilités ouvertes. Doit-on voir là une raison d’espérer ou de craindre davantage ? C’est l’avenir qui le dira.