Propos japonais/14

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 97-108).

MENTALITÉ RELIGIEUSE


M. Ludovic Nandeau, dans un livre récent, intitulé Le Japon moderne, a écrit ceci :

« À chaque instant, j’entends poser cette question : Les Japonais sont-ils, oui ou non, un peuple religieux ? »

« Et je réponds : De quel Japon parlez-vous ? »

En effet, c’est là une question assez complexe et à laquelle on ne peut guère répondre en peu de mots. Tout de même, je crois qu’on peut dire d’une façon générale que l’esprit japonais, au point de vue religieux, est un esprit tout à fait désemparé : il ne sait à quoi se fixer, il ne sait ce qu’il doit croire ni ce qu’il doit pratiquer. Chez lui rien de précis dans sa croyance, rien de ferme dans sa morale. Il ne sait vraiment pas où donner de la tête.

Cependant, pour donner une idée plus exacte de l’état des esprits, il faut distinguer, au Japon, la classe dirigeante et la classe populaire. L’une et l’autre ont reçu une éducation toute différente, et c’est en vertu de cette différence que l’on peut marquer leur position respective.

Quelle a été la formation, quelle fut et quelle est encore l’opinion de la classe dirigeante en matière de religion ? Telles sont les deux questions qu’il importe d’abord d’approfondir.

L’éducation de la classe dirigeante a été élaborée par le confucianisme et parachevée par la philosophie matérialiste de l’étranger. Depuis le xviie siècle, l’aristocratie japonaise s’est instruite à l’école de Confucius. Ce chinois, devenu depuis si célèbre, avait été avant tout un grand politicien. Aussi, sa doctrine étant moins une religion qu’un code de morale et un cours de politique, on comprend qu’elle devait attirer cette classe d’élite qui ambitionnait les hautes charges de l’État. Ainsi imbue d’une philosophie toute pratique, tout utilitariste, affranchie de toute croyance à l’existence d’un dieu quelconque, libérée de tout mysticisme, cette aristocratie ne finit par compter que des matérialistes et des hommes d’action, préparés à l’effort personnel et au raisonnement, il est vrai ; mais pour n’avoir pas, dès le commencement de leur éducation, voulu frayer avec les tenants de quelque religion, ils étaient aussi devenus enclins à mépriser et à tourner en ridicule les superstitieuses croyances du bouddhisme.

Or, après la Restauration de 1868, le Japon s’ouvrait à la philosophie matérialiste de l’étranger. Bien plus, après la guerre franco-allemande de 1870, des centaines de jeunes gens, issus de cette aristocratie confucianiste, se rendaient en Allemagne pour s’assimiler les connaissances européennes. Par là s’explique l’effet profond que produisirent sur eux les doctrines de Kant, de Hegel, de Schopenhauer, de Nietzsche et autres matérialistes ou rationalistes de l’époque. Ils rentrèrent donc au Japon, non seulement exaltés du bagage de leur science, mais encore professant la plus fière indépendance en matière de religion. Et même, non contents d’afficher cette indépendance, ils allèrent jusqu’à la réclamer énergiquement au nom de la science. C’est ainsi, qu’en 1906, selon le rapport du P. Lemoine, dans les Mélanges Japonais de janvier 1907, on pouvait lire dans le Jidai Shichô : « Là où cette indépendance n’existait pas, vit-on jamais un mouvement intellectuel naître et se développer ? Descartes, Bacon, Kant, Hegel furent des indépendants ; il en fut de même dans un ordre supérieur, de Shaka, du Christ, de Confucius et de Laotseu. En général, on peut affirmer que quiconque n’a pas le courage de l’indépendance en matière de foi, de principes ou d’idées, n’a chance d’aboutir à rien. La peur de l’indépendance condamne ses victimes à la servilité des idées et du caractère. S’affliger de voir l’esprit d’indépendance s’affirmer et vouloir contrarier son essor, c’est vouloir revenir à la discipline autoritaire du moyen âge et s’opposer au progrès. »

Déjà on devine un peu ce qu’une telle formation a pu produire en fait d’idées sur le besoin et le choix d’une religion.

Sur le besoin d’une religion cependant, un moment, les opinions furent partagées. Quelques-uns même ont vu très juste ; par exemple, le baron Kiyoura Keigo, dans le Taikeiyô (vol v, No 5) : « À l’heure actuelle, dit-il, où les éducateurs ont tant de sujets d’inquiétude, il n’y a rien en dehors de l’influence religieuse qui puisse remédier au mal. Tant qu’il n’existe pas chez les individus un fonds de principes pour servir de base à la conduite, celle-ci est exposée à des lacunes regrettables. Il importe donc souverainement que l’on nourrisse, dès sa jeunesse, des sentiments religieux à l’égard de la divinité et qu’on s’habitue à diriger sa vie d’après ces sentiments. Parvenu à la vieillesse, on n’aura pas lieu de s’en repentir. »

M. Takagi Kanehiro, dans « Le miroir des femmes », Onna no Kagami (16e année No 6), tient un langage non moins juste, bien qu’un peu plus utilitaire encore : « L’histoire nous apprend, écrit-il, que les époques où le peuple se désintéresse de la religion sont des époques où la vigueur nationale est en déclin ; qu’au contraire, les époques où la nation montre le plus d’ardeur pour la culture de l’âme, le pays s’enrichit, les armes sont fortes et le peuple est heureux. »

D’autres sont plus sceptiques, par exemple, M. Hasegawa Teukei, qui écrit dans le Taujo du mois d’octobre, 1906 : « Shaka, le Christ, la Madone, étaient jadis environnés d’une splendide auréole ; l’éclat en est éteint à présent, et seul l’homme est resté. Sans doute, ces personnages sont toujours regardés comme des êtres supérieurs, comme des héros, mais on ne leur prête plus un caractère divin… Nous avons beau exciter notre foi… tout le mystère religieux s’est dissipé. Le divin, l’éclat des auréoles ont disparu. »

Les partisans du besoin d’une religion finirent cependant par triompher. Mais là s’arrêta leur marche en avant. Quand il s’agit de fixer le choix d’une religion, les uns, comme M. Takogi Kanehiro prétendirent être sceptiques : « Les enseignements de Shaka, du Christ et de Confucius, dit ce docteur, aboutissent aux mêmes conclusions : aussi, l’essentiel consiste-t-il, en rejetant l’écorce des religions, à en extraire le suc intérieur et à s’en nourrir. » !

Actuellement, d’après ce qu’en a dit M. Yamamoto, capitaine de vaisseau catholique de la Marine impériale, dans une conférence donnée à Paris, le 3 mai 1919, à une réunion de publicistes chrétiens, voici l’opinion prédominante au Japon en cette matière : « Une religion est bonne pour la sécurité intérieure de la société humaine et pour préserver le peuple de la décadence morale ; et toute religion suffit à ce but. Or, comme il n’y a pas de grandes différences entre les diverses sortes de religions, à quoi bon importer une religion étrangère, qui très souvent n’est pas conforme aux usages du peuple et reste incompatible avec la mentalité et l’aspiration nationale du Japon ? »

C’est ainsi que de l’indifférentisme on est passé à l’exclusivisme. On a raisonné ainsi : Si l’on admet que toutes les religions sont indifféremment bonnes, il n’y a pas lieu de propager l’une plutôt que l’autre. Alors autant vaut que chaque nation garde celle qu’elle a reçue de ses ancêtres. Par là on s’explique un peu pourquoi le gouvernement en est venu à ressusciter le vieux shintoïsme et à l’imposer en quelque sorte à la nation.

La classe dirigeante, au Japon, professe donc en définitive un profond mépris de toute religion et n’y voit d’autre utilité que « de conserver la paix dans la société, en maintenant les ignorants sous le joug », comme a dit un jour M. Fukuzawa, l’homme qui, au dire de M. Ludovic Naudeau, a formé plus de la moitié des fonctionnaires actuels au Japon. Quant à ces « ignorants », comme les appelle dédaigneusement la haute classe, quant à la masse du peuple, quelle est sa croyance et quelle est sa situation morale ? Ce sont les deux autres questions qu’il faut encore étudier, si l’on veut avoir une idée tant soit peu exacte de la mentalité religieuse de la nation tout entière.

Il ne faut pas hésiter à le dire, la classe populaire (les paysans, les artisans, les soldats, les femmes) est encore aussi pénétrée qu’autrefois des vieilles croyances shintoïstes et bouddhistes. On peut en juger par l’éclat encore grand du culte extérieur et par le prestige incroyable des superstitions.

Le peuple participe toujours en grand nombre à l’éclat du culte extérieur. Ce sont d’abord les visites aux temples célèbres du Japon, comme celui de Kizuki, en Izumo, qui réunit chaque année 250 000 fidèles, ou celui d’Isé qui en compte jusqu’à 500 000. Il est vrai que dans le Hokkaido on ne voit jamais d’aussi grandes foules aux temples. La raison en est que cette île étant un pays de colonisation, ceux qui sont venus l’habiter, en quittant leur pays d’origine, se sont trouvés comme détachés de leurs traditions religieuses de famille. De plus, arrivés dans leur nouvelle terre d’adoption, ne trouvant pas toujours à proximité un temple de leur secte, absorbés en outre par l’appât d’un gain facile, ils ont, en grand nombre, à peu près perdu leur dévotion ancestrale envers les temples.

Les pèlerinages à la cime des monts sont toujours très chers à la piété japonaise. Chaque été, une quinzaine de mille font l’ascension du Fuji, pour y adorer le soleil créateur du monde. Près d’un million, chaque année, n’hésitent pas à marcher péniblement pendant trois jours, pour arriver jusqu’au sommet de la plus haute montagne de Shikoku.

Les fêtes, depuis celles du dieu protecteur des districts jusqu’à celle du renard, sont toujours célébrées avec autant d’éclat et de tapage qu’autrefois ; et on ne craint pas, en ces occasions, de dépenser follement son argent.

Que dire, ou plutôt que ne pas dire, des superstitions japonaises ? Le peuple a ses idoles, ses fétiches, ses charmes, ses amulettes, qui se vendent par millions aux temples. Le pays fourmille de devins, de nécromanciens, de géomanciens, de thaumaturges, de sorciers, de mages, d’hiérophantes, de mystagogues, de possédés, d’exorcistes. Il y a des lieux célèbres qui passent pour avoir été les théâtres de guérisons retentissantes : des aveugles y auraient vu, des muets y auraient parlé. Des parcelles du corps de Bouddha, des reliques, des effigies de personnages très saints sont exposées par les bonzes à la vénération des fidèles. À Tôkyô, la ville des lumières modernes au Japon, dans le plus grand temple du pays, le Nishihongwanji, construit il n’y a qu’une vingtaine d’années seulement, au prix de sommes fabuleuses, il suffit, paraît-il, de faire cent circuits, pour obtenir miséricorde du dieu de la guerre, à condition toutefois de jeter, à chaque tour, un petit morceau de papier dans un coffre ouvert. L’image de Binzuru, le dieu qui cicatrise, est devenue toute usée et polie par les attouchements des croyants qui, pour obtenir leur guérison, passent la main sur les yeux et le visage de l’idole, et ensuite touchent de cette main leurs propres yeux et leur propre visage. Enfin, on croit aussi à des êtres dangereux, comme le renard magique, la femme blanche, les ogres, les fantômes, les licornes des forêts, les sirènes et les pieuvres du bord des flots et des criques.

Et la situation morale de ce peuple, comment la définir ? Ici, il faut distinguer entre la vieille et la jeune génération.

La vieille génération conserve encore la formation qu’elle a reçue du bouddhisme. Or celui-ci a éduqué le peuple japonais, à l’aide de sa doctrine de la rédemption de sa morale. La rédemption bouddhique a deux phases : la transmigration des âmes et l’admission dans le Nirvâna. La transmigration des âmes comprend un cycle de six mondes : le monde des passions inassouvies (gaki), des animaux (chikuskô), de l’enfer (jigoku), de la force brutale (shúra), des hommes (jus), des êtres célestes (ten). Ce sont ces six mondes qu’il faut traverser avant d’arriver au Nirvana. Le Nirvana japonais est tout différent du Nirvana du bouddhisme originel ou indien. Au lieu d’être une absorption dans le néant, il signifie, en un sens positif, l’obtention de la dignité de Bouddha, et désigne un séjour de félicité, peuplé des innombrables Bouddhas des générations antérieures.

La morale du bouddhisme japonais est du confucianisme, non pas purement politique ou utilitaire, comme chez les nobles, mais amalgamé au polythéisme de la nation. Cette doctrine, toute rédigée sous forme d’aphorismes, enseigne que le devoir a quatre objets principaux : les parents, l’humanité, le souverain, la religion ou le Bouddha. Un catalogue de dix commandements explique aussi en détail ces quatre devoirs. Mais pour le commun du peuple, tout se résume dans les Gokai et les Gorin. Les Gokai sont les cinq principaux commandements : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas s’adonner à la luxure, ne pas mentir, ne boire aucun spiritueux. Les Gorin sont les « cinq relations humaines » entre prince et sujet, parents et enfants, mari et femme, frères et sœurs, amis et amis.

La jeune génération est moins bien partagée au point de vue morale. Les raisons en sont la renaissance du shintoïsme et l’école athée.

Le shintoïsme n’est que le culte des ancêtres, pour lequel il y a des prêtres, certains sacrifices, rites, prières, purifications et autres cérémonies de cette nature. Mais à l’encontre du bouddhisme japonais, il n’enseigne rien sur l’au-delà, ne comporte ni ciel ni enfer, et ne possède pas de commandements moraux. Cette simplicité ou plutôt ce dénûment, ce vide du shintoïsme, non seulement n’offre aucun appui à la croyance, aucune consolation à la piété, mais encore ne donne aucune direction pratique pour la vie morale.

Or c’est de cette singulière religion que la révolution de 1868 a obtenu la reconnaissance et consacré le triomphe. « Des mesures générales, écrit le P. Dalhman (Christus p. 212), furent prises pour supplanter le bouddhisme par le culte du Shinto : sur l’ordre du gouvernement, on transforma des temples bouddhiques en temples shintoïstes ; dans de célèbres lieux de pèlerinages bouddhiques, les bonzes du Boudha durent céder la place aux bonzes du Shinto. » Enfin, à côté du shintoïsme comme religion, on a créé le shintoïsme d’État, soi-disant dépourvu de tout caractère religieux, en tout cas, encore plus vide et plus superficiel que le vrai shintoïsme.

L’école athée donna le dernier coup. À l’école, la jeunesse n’apprend que du naturel, que du matériel. D’abord beaucoup pour le corps : de l’athlétisme, du sport, des jeux qui consument une grande partie du temps, tellement que l’on se demande s’il en reste assez pour donner ce qu’il faut à l’intelligence. Tandis que pour l’âme, on n’accorde rien : l’éducation religieuse est strictement exclue de l’école.

Le résultat inévitable, c’est que les élèves croient tout naturellement que la religion n’est pas nécessaire. Aussi, lorsqu’ils ont quitté l’école, ils ont bien autre chose à faire qu’à s’occuper d’une question qui leur a toujours parue oiseuse.

Ainsi la renaissance du shintoïsme et l’établissement de l’école athée ont contribué à abaisser profondément le niveau religieux dans la nouvelle génération. L’une l’a arrachée à la formation bouddhique, qui lui rappelait quelque peu les lois de la religion naturelle, et l’autre la maintient à l’écart de toute influence religieuse quelconque. De là le plus navrant des résultats.

En somme la mentalité religieuse au Japon est des plus lamentables. « Au Japon, a dit le P. Dalhman (Christus p. 283) le cœur des sages s’ouvre à toute espèce de doctrines religieuses. On dirait qu’il leur manque le sens profond et l’intelligence de la seule religion capable d’élever l’humanité du polythéisme à la pure connaissance de la divinité. Leur position vis-à-vis du christianisme rappelle involontairement celle de Tacite. Il ne pouvait échapper au regard perçant de l’incorruptible homme d’État romain que l’antique polythéisme courait à sa ruine. Il voyait même toute religion minée et cherchait le salut. Ce qu’il cherchait était là. L’orgueil romain lui ferma les yeux. Il ne vit dans l’empire grandissant du Christ qu’une méprisable superstition de gens du bas peuple. Il n’est pas rare de voir des personnages les plus distingués du Japon prendre le même scandale de la religion chrétienne et des hautes destinées auxquelles elle prétend. Témoins du redoutable travail de destruction auquel se livre l’incrédulité moderne, ils la voient miner au Japon même les fondements de toute foi religieuse, quelle qu’elle soit. Ils voient aussi le danger pour la vie intérieure de la nation et cherchent à l’écarter. Mais un bandeau est sur leurs yeux. La seule puissance de relèvement leur est inconnue. »

Le peuple, lui, en général, a conservé ses vieilles croyances et ses dévotions ancestrales ; mais la déplorable éducation moderne prépare une génération, dont la caractéristique la plus stupéfiante est le vide absolu de sens religieux. Dans le Hokkaido surtout, si nous voulez voir rougir un Japonais de cette jeune génération, vous n’avez qu’à lui demander quelle est sa religion. Sa réponse est presque toujours celle-ci : « Ma foi ! je suis un peu embarrassé pour vous le dire ; mes ancêtres étaient bouddhistes, mais moi je suis comme une brebis errante, et j’ignore à peu près le chemin du temple. » On en rencontre d’autres qui se disent protestants, parce qu’ils ont reçu le baptême trois ou quatre fois, et qu’ils ont obtenu chaque fois quelques yen pour s’être laissés faire.

Voilà donc à peu près la mentalité religieuse du peuple japonais. Est-elle assez misérable, assez pitoyable ? Et n’est-il pas grand temps de courir au-devant de ce peuple pour l’arrêter sur le bord de l’abîme, et lui faire lever les yeux en lui montrant avec un saint zèle Celui qui est la Voie, la Vérité et la Vie ?