Queue de poisson/01

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A. Brancart (p. 5-8).
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I

François Lévincé est né avant terme et cela se voit encore, bien qu’il ait atteint ses trente-cinq ans.

Les malins prétendent qu’un enfant venu à sept mois doit être plus pressé que les autres de jouir de la vie.

C’est probablement une erreur, car François Lévincé qui a, de temps en temps, l’air de chercher derrière lui les deux mois qu’il a volés à la nature, est en retard pour tout.

Lévincé, né au bout des neuf mois traditionnels, aurait été sans doute un grand homme.

Voyez le hasard !… Manqué par sa mère, le malheureux demeure ce qu’il est convenu d’appeler un raté, malgré son perpétuel désir de sortir de l’ombre.

Notez que François, ni trop laid, ni trop beau, ni trop bête, ni trop intelligent, pourrait devenir facilement quelqu’un comme… tout le monde, sans ces deux mois d’avance !…

Mais l’étoffe lui est mesurée, cette étoffe dans laquelle on taille des personnalités qui se touchent le front en disant : j’ai quelque chose-là…

Elle lui est si mesurée, si mesurée, que lorsqu’il respire il semble avoir peur de se déchirer, en se gonflant d’un long souffle.

Il passe délicieusement inaperçu sur un trottoir et c’est pourtant un homme très gentil. Ses cheveux sont rares, bruns, très doux. Ses yeux sont petits, gris, très clairs. Sa bouche est mince sous une barbe convenable. Il a les doigts grêles, des jambes fuselées et une poitrine étroite.

Son tempérament est plein de palpitations, de craquements, d’éblouissements, d’épeurements, de vertiges qu’il n’avoue pas et qui le rendent malade.

Il tremble en tenant un verre à bras tendu, ne pose jamais le pied quelque part sans avoir le tâtonnement de celui qui cherche un trou.

Et il est d’une bonté presque divine, quoique point discernante, d’une bonté qui croit à toutes les assertions du voisin méchant, et qui arriverait, en douceur, à lui faire commettre un crime pour empêcher un jeune chat d’être étranglé.

Je suis même persuadée qu’il s’illustrerait volontiers par un tour pendable, s’il n’aimait pas autant l’humanité…… et s’il rattrapait enfin ses deux mois.

Mais son étoffe sera toujours trop étroite. N’ayant pas eu de début sérieux dans cette vie de misère, il ne finira pas dans un coup d’audace…… il finira en queue de poisson comme les histoires débitées lentement par une vieille tante à moitié endormie.

En queue de poisson, comme ces bustes anguleux de femmes qui soutiennent certains balcons parisiens et qui, semblant épuisés sous leur fardeau de pierre de taille, perdent jusqu’à la solidité de leurs jambes dans un réseau d’écailles froides…

Pauvre François Lévincé ! Pauvre cariatide humaine dont l’éternel désir impuissant est de se détacher de son mur pour aller prendre part aux noces effroyables des cerveaux et des ventres !…

De Profundis !…