Queue de poisson/02

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A. Brancart (p. 9-14).
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II

Régia, l’actrice la plus toquée de Paris a mis deux ans à naître… — Deux ans ? —

Vous allez comprendre.

Son père (un Monsieur) avait quitté le toit conjugal depuis deux ans quand il revint trouver sa femme (une Dame) qui lui glissa dans les bras une petite fille de trois jours.

Cela fait bien le compte, n’est-ce pas ?

En réalité, Régia sortait d’un prince espagnol rempli de fougues… et elle grandit, chose inévitable.

Elle ne débuta pas au théâtre. Elle prit tout de suite un rôle entier comme on prend un morceau de pain bis. Elle déchiqueta cela en faisant des risettes qu’elle apportait, toutes essayées, de son berceau.

Ainsi que ses pareilles elle fut sifflée, huée, conspuée, violée, puis adorée.

Parmi les risettes, elle en eut qui se mouillèrent de larmes. Des directeurs cacochymes lui confièrent des créations, à la condition qu’elle se laisserait essayer ses costumes sans lumière.

Des cabotins malpropres lui firent retirer ses créations, parce qu’ils rallumèrent la lampe et voulurent passer le maillot.

De sorte qu’aujourd’hui la jolie comédienne estime peu ses directeurs, encore moins ses camarades, et blague le bourgeois quand celui-ci l’applaudit.

Songez qu’elle a vécu deux ans de trop ! Elle est blasée, détraquée, folle, mauvaise, nerveuse, charmante, vicieuse. En un mot : une adorable canaille.

Tout cela parce que pendant ces deux ans elle en a entendu de raides, d’excessivement raides de la part du prince espagnol.

Vers l’époque à laquelle les filles deviennent roses quand on prononce, devant elles, le nom d’un mari possible, Régia faisait couler, dans la pâte transparente de son papier à lettres fleur de pêcher cette violente devise : Robustissimo fidelis !

Et les vieux payaient, les jeunes renonçaient…

Elle, n’était guère fidèle qu’à sa devise.

(Ceci ne prouve pas qu’elle fut légère, mais indiquerait simplement, qu’en général, les hommes ne sont pas très forts… de constitution).

Régia n’était même pas une créature sensuelle.

Elle aimait à vivre vite, voilà tout.

Si on lui demandait de qui elle était amoureuse elle répondait, avec pudeur, qu’elle ignorait l’amour.

Elle avait le cynisme, d’ailleurs, comme on a la décence, et ne pensait pas qu’on dût causer de certains actes en les appelant, par abréviation, des fautes, pas plus qu’elle n’imaginait qu’on pût se passer de ces actes une seule nuit.

Un hiver, au matin, Régia retrouva l’amant de la veille dans son alcôve. Il ne dormait pas ; au contraire, il venait de la réveiller, et comme, sous les moiteurs envahissantes du lit bouleversé, elle balbutiait une phrase négative, il insista.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Régia se mit à songer à la devise de son papier à lettres : Robustissimo fidelis !

Ils déjeûnèrent ensemble, elle et lui. Ils avaient très faim.

Après les côtelettes, elle murmura saisie d’une admiration profonde :

— Alors, vous avez du sang dans les veines, vous ?

Pour toute réponse il frappa, en maître, sur le timbre de leur table.

— Un œuf cru ! — demanda-t-il à la soubrette de Régia qui était venue, apportant des cervelles aux truffes.

L’œuf une fois dans son assiette, il le considéra attentivement, ainsi que font les vendeuses de la Halle quand elles mirent les plus frais.

Et il dit :

— Aimes-tu les œufs à la coque ?

— Oui… mais…

— Prends ta montre. Tu le mangeras dans cinq minutes.

Il enveloppa l’œuf de sa main gauche. Cinq minutes après il était cuit, à point, un peu mollet…

— Oh ! fit l’actrice éblouie.

À partir de ce jour Régia devint, sans se rendre compte du pourquoi, une comédienne hors ligne.

Elle prit une âme. Sur la scène, les bouquets de carton peint lui parurent les jardins d’Armide où elle errait parlant la langue des dieux. Elle se jeta sincèrement dans les précipices garnis de matelas et les tirades des jeunes premiers lui semblèrent moins de la réplique que de la passion idéale.

Le monde réel, seul, lui fit encore l’effet d’un décor factice et pour mieux étudier ses rôles, elle les répétait dans ses intrigues avec la société, jouant, chez les hommes, la comédie, comme certains enfants peuvent jouer à la poupée, c’est-à-dire en sachant que la tête de leur marotte reste toujours en bois.

Cependant elle subissait le héros de l’œuf à la coque avec plaisir.

Lui, l’attendait chaque soir devant la sortie des artistes.