Queue de poisson/06

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A. Brancart (p. 39-46).
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VI

Au bout d’une semaine d’efforts vigoureux, Régia dut y renoncer.

Elle avait perdu son temps. Le raté n’était même pas capable de mettre un brin de sentiment dans la fable des Deux pigeons.

Alors, elle jura tous les jurons que lui apprenait Paul et fit jeter le monsieur mince à la porte. Il eut froid jusqu’aux moelles, mais se dit en sortant, sans retourner la tête, digne :

— Elle a peur de m’aimer, elle est à moi ! —

Régia confia le rôle à la première doublure venue, la grande machine réussit et l’actrice remporta du théâtre une victoire pleine de fleurs.

À son retour, quand, brisée de joie elle allait se rouler avec Paul sur la jonchée odorante dont il avait fait un splendide lit d’amour, elle reçut un billet ainsi conçu :

Régia,

Vous êtes sublime, pure, vierge et actrice persécutée par des infâmes séducteurs.

Moi, je vous respecterai pour tous ceux qui vous désirent lubriquement.

Je suis l’homme rêvé… je suis ton idéal.

Je vous épouse.

Répondez moi courrier par courrier.

François.

Régia pouffa, puis pleura de rage. Cela c’était la plus cruelle des injures lubriques signalées.

Elle supplia Paul d’aller tuer l’insecte dans son mur.

— Bah ! fit-il, tu n’en seras pas plus avancée ! Moi, je le regretterai car je lui dois certaines pastilles aux violettes dont j’ai encore le goût fin sur le bout de la langue.

Régia s’essuya les yeux, puis envoya un papier fleur de pêcher plié en quatre, sans un mot.

Comprit-il ? En tous les cas, ni Paul, ni Régia ne s’attendaient à l’excellente farce du dénouement.

Un huissier, cravaté de blanc, se présenta, aux aurores, réclamant le prix des leçons de déclamation données à Mlle Régia, actrice à l’A… par M. François Lévincé professeur libre.

Pris au saut du lit, Paul, chez qui le réveil était toujours gai, se roula sur un tapis de Smyrne tandis que Régia, partageant généralement la gaité du réveil de Paul, s’allongeait dans un fauteuil américain saisie d’un fou rire démoniaque.

La soubrette, accourue au bruit, fit chorus.

L’huissier, très grave, les regardait son acte timbré à la main droite.

La fin de cette syncope amena, bien entendu, une réaction violente qu’on déchargea. en projectiles de toutes espèces, dans les jambes du malheureux homme de loi. N’y tenant plus, celui-ci, se sauva poursuivi par les abois de Capricante, la Havanaise de Régia.

Paul, après rire, se mettait en colère.

Il tonna. Un joli grabuge ! Si on savait cela, Régia serait propre avec sa ridicule monomanie de présenter son Lévincé partout en faisant des phrases bêtes.

Il courut chez un avocat intime.

L’avocat hocha le front, tira son code et le désignant à Paul d’un doigt rigide :

— Tu sais, mon cher ! Ceci contient toutes les absurdités possibles. Le cas de la mignonne y est peut-être prévu en grosses lettres.

Avisez !… Il y a des témoins, elle le donnait comme un talent, comme l’embryon d’un maître et la fameuse plaisanterie :

Il me donnera des leçons avant peu !

Voilà le chef d’accusation ! Gagnez du temps.

— Mais il est de mauvaise foi, N. D. D !… — rugit Paul prêt à écraser l’intime entre les deux reliures de son code.

— Justement, les chances seront pour lui, et on prouvera que ta maîtresse est une fille perdue !

Paul retourna dans son petit coin pour aiguiser une vieille lame de Tolède.

Régia avait réfléchi. Elle n’aiguisa que son regard et elle alla trouver le pantin.

Payer c’était impossible sans avouer, en même temps, qu’on pouvait lui donner des leçons, à elle, la diseuse adorable.

Elle n’y songea pas un instant, mais elle lui dit d’un ton de miel :

— Vous êtes ce plus fort dont vous a parlé, la feuille immaculée de mon papier à lettre.

Votre huissier est un trait de génie. Entre nous, je vous dois des pastilles et des gardénias…

Et elle ajouta, simple, grande comme Didon mourante : Signons la paix dans une promesse de mariage, je me fiance et vous rembourse, prenez-moi !

François Lévincé sentit revenir à tire d’aile les deux mois supprimés lors de sa naissance… Sans restriction mentale, il baisa les mains de la comédienne, victime touchante d’un acte d’huissier.

Devant témoins et par écrit, le professeur Lévincé se désista de ses titres honorifiques… Il oublia, dans son triomphe, d’utiliser, pour un marital sous-seing privé, la feuille de papier fleur de pêcher…

Songez donc ! Ils allaient pouvoir être vierges ensemble !…

Et lorsque François fit sa réapparition dans le joyeux salon illuminé de Régia, il trouva cette femme, une rose aux cheveux, le coude sur Paul, entourée de gommeux impertinents et absolument quelconques, et cette femme disait, faisant bien luire ses petites dents de caniche enragé :

— Ma foi, Messieurs, puisque vous m’y autorisez, je lâche le mari. À d’autres la responsabilité de sa tête ! Paul le payera d’une monnaie moins légère, si le professeur en idiotie se permet de réclamer de nouveau.

— Combien donc vous demandait-il ? interrogea un monocle braqué sur François verdissant.

— La moitié de mes soirées, plus la totalité de mes bénéfices, répondit Régia.

Paul riposta d’une voix de gavroche, atroce, gouailleuse :

— Et ses feux !…

Le mot eut un succès énorme.

François Lévincé, digne, leva le siège sans une protestation, le chapeau incliné sur l’oreille, la canne en verrouil, on l’entendit seulement murmurer :

— Les femmes !… La vie !…

» L’honneur !… L’immensité du fatalisme !…… Prédestiné à des choses cruelles !…

» Ainsi Macbeth !… »

» Il fut roi !…

…je survis à la crise !… Peintre, poète, musicien, tragédien !… »