Queue de poisson/05

La bibliothèque libre.
A. Brancart (p. 25-37).
◄  IV
VI  ►

V

Régia venait de signer son engagement pour une grande machine à effet.

Elle devait jouer une amoureuse fatale et on l’avait chargée de trouver un acteur bénévole devant lui servir de repoussoir.

Il aurait un rôle bête à périr. Tous les cabots de la troupe se déclaraient incapables.

Un soir elle rentra préoccupée, chez elle, rue d’Antin.

Paul lui demanda, les lèvres sur son cou :

— Aimons-nous, ce soir ?

Elle répondit :

— Non, je cherche mon résigné.

(C’était l’amoureux de la pièce).

Paul n’avait pas le caractère jaloux ; seulement il étranglait quelquefois, par mégarde, les freluquets qui posaient sous la fenêtre de l’actrice.

Il sentait bien que Régia finirait par aimer et que, peut-être, un cabot serait l’élu.

Il se mit à chercher aussi au fond de sa mémoire, puis il bouda, puis il sauta sur son chapeau, puis il déclara qu’il allait coucher dehors.

Régia haussait les épaules. Il sortit un peu fiévreux. C’était la première nuit de solitude dans leur amour.

Quand il fut parti, l’actrice oublia son résigné et, tout d’un coup, s’aperçut que l’appartement prenait un air absurde.

Elle se coucha, ne put dormir, parla tout haut, se fit faire du thé, demanda un édredon de cygne et brusquement éclata en sanglots atroces : elle aimait Paul.

Cette découverte lui causa d’abord la sensation de honte cuisante qu’éprouve une ingénue qui apprend qu’elle sera mère dans six mois.

Vers trois heures du matin, elle sauta de son lit jusqu’à un fiacre égaré passant devant sa porte. Elle n’avait qu’un manteau sur une chemise de dentelle.

— Mademoiselle est folle ! — cria la soubrette du haut de la croisée.

Régia tomba doucement, comme un flocon de neige, sur l’escalier de Paul.

Il n’était pas chez lui.

Elle se mit devant son seuil et y grelotta en compagnie d’un petit chien mouton cherchant aussi un maître disparu.

Tous deux restèrent là au moins une heure, un siècle.

Paul arriva jurant et pestant.

— Cré nom ! Quelle vie de chien ! —

Et du pied heurta le chien d’abord, la vie ensuite, car cette femme qui grelottait, amoureuse, représentait la belle vie, bien tenace, bien puissante.

— Malheur ! rugit-il, ivre d’un désespoir subit, c’est ma Régia ! — Quel gueux je fais !… —

Il l’emporta, comme un insensé, dans sa modeste chambre d’étudiant, sur un lit très dur. Elle riait, pleurait, se tordait, répétait :

— Je t’aime… j’ai fini par aimer !… — À genoux, il la réchauffait d’un souffle d’où semblait sortir une braise fondue.

— Et moi donc ? Je voulais nocer… je n’ai pu boire que de l’eau ! J’ai voulu baiser… J’ai perdu !… —

Il paraît qu’il retrouva… car le surlendemain la soubrette guettant par la croisée de la rue d’Antin, ne vit revenir ni Régia ni son cadavre.

Elle pensa :

— On l’aura transportée à la Morgue !… — et elle laissa monter dans sa cuisine un fantassin du 121e de ligne.

Paul s’enquit d’un résigné pour savoir, au juste, quelle réplique aurait sa trop passionnée chérie. Il dénicha, dans un cabaret borgne, derrière un théâtre, presqu’au coin d’un quai, un monsieur mince qui pérorait avec une politesse froide sur la famille, en général, et les œuvres de Delacroix en particulier. Il le présenta rue d’Antin.

Le Monsieur modeste accepta le rôle, déclara qu’il n’était pas cabotin pour un sou, mais un tragédien dans l’âme, l’â-â-â-me.

Régia, entourée d’hommes d’élite au point de vue artistique, crut l’oiseau sur parole.

C’est le propre des gens de talent que de croire au talent.

— Monsieur François Lévincé, dit-elle gaiement, je veux qu’avant un mois vous me donniez des leçons !… —

Une jolie phrase qui lui préparait une jolie surprise.

Des témoins l’entendirent, ils crurent aussi au tragédien inconnu.

Lévincé, tendu à crever se dit :

— Cramponnons-nous ! De la gloire les chemins sont tous verts ! —

On étudia tous les soirs chez Régia.

Celle-ci réalisait un rêve bleu : se créer un petit génie de poche.

J’ai dit que Régia était une affreuse créature et je le maintiens.

Elle ensorcelait son monde. Elle jouait sa vie en vaudeville, en drame, en saynètes, essayant les poisons de sa parole sur l’entourage innocent.

Quand elle comprit que Lévincé ne couchait pas, elle voulut tout de suite se faire adorer idéalement par son acteur résigné et elle grimpa sur son piédestal de marbre couleur des lys !…

Elle fut, avec un art exquis, la vierge persécutée qu’un amour mort dans sa coquille a cloîtrée dans le talent, le génie mystérieux qui marque au fer rouge de sa beauté les passants vulgaires. Elle fut tous les genres de ce genre là : sirène, druidesse, martyre incomprise. Lévincé, ahuri, en eut, le premier soir, une colique intense.

De plus en plus il craignit de se déchirer en respirant.

La diablesse força la dose, ayant toujours son drame dans la tête et François lança son va-tout !… Il devint amoureux pour de bon. Mais, cependant, avec quelques restrictions mentales.

Ce fut le comble ! Régia sourit d’un sourire d’ange exilé, puis elle lui emprunta deux louis pour acheter des confitures du sérail, qu’elle n’osait pas demander à Paul.

Je dois dire qu’elle rendit l’argent, car elle était fort honnête homme, mais facile aux flâneries sans but, elle se mit à courir Paris en compagnie de ce repoussoir qui ne couchait pas et qui payait, les yeux clos,… des confitures du sérail !…

Paul se tenait les côtes.

Lorsque Régia se figurait qu’elle créait, son artiste clamait :

— Il est très fort !

Paul, dans son gros bon sens, ajoutait :

— Oui… un vrai muffe !…

Elle s’indignait :

— Ce n’est pas toi qui ferais comme ça un cabotin, sur le pouce, uniquement pour me plaire !

— Je te crois ! j’ai lancé des femmes par-dessus les moulins… mais elles ne m’ont jamais rendu la pareille !

La toquade d’art for ever se continuant, elle proposa à François de le payer pour la regarder travailler ; il refusa, mollement, mais enfin il refusa.

Lévincé se sentit dans une crise inquiétante. Il aurait fallu… vis-à-vis… de cette femme… prouver… mais !…

D’ailleurs, pourquoi ? Ne pourrait-elle pas être vertueuse ? C’est si fumiste, une apparence !…

Une lueur l’inonda, il se dit qu’il arriverait peut-être à l’épouser.

Le mari de la reine !… Touché !…

Il calcula que ses dépenses un peu inconsidérées n’étaient, désormais, que de l’argent placé à intérêts sûrs.

… Mari de la reine !…

Et puis il se formait aux nouvelles habitudes de sa grande destinée.

…… Ri de la reine !…

Il organisa un petit sort digne de lui, digne d’elle, et se décida à arriver par les femmes en laissant l’escrime de côté.

…?… de la reine !…

Il y a comme cela d’honnêtes et naïves crapules qui finissent par mouler, sur l’exiguïté de leur cerveau, une colossale pensée immonde et cela devient moins immonde à cause de l’exiguïté de leur cerveau.

Régia et lui allèrent dans les fêtes cabotines, se présentant ensemble, pour parler, ensemble, de la grande machine.

Il murmurait, arrondissant le geste, haussant la hanche.

— Nous jouons l’un pour l’autre !

L’actrice promettait merveilles au directeur. Seulement il fallut apprendre ce rôle… il le fallut, bien que le génie de Lévincé eut dû rendre ce travail inutile.

Elle le campa au milieu du salon, lui fit lever le bras et…

— Mais, François, ce n’est pas ça… Moins de prétention, ne posez pas… ne roulez pas les yeux… Ah ! c’est trop fort ? Vous ignorez l’a b c du métier… Diable !… nous allons nous fâcher !…

Il prétexta une migraine.

Régia, quoique cruelle, n’était pas méchante. Elle attendit.

Nouvelle leçon, nouvelle dégringolade.

Lévincé parla d’une subite inspiration picturale. Il cracha sa tour crénelée et elle poussa la mansuétude jusqu’à lui en demander deux.

Alors ce fut un déluge. Il en mit de tous les côtés. Des tours crénelées sur lesquelles se reflétait la lune, puis des lunes énormes dans lesquelles se reflétaient des petites tours crénelées.

Le pis c’est qu’elles étaient très bien, ces tours ! Affaire d’habitude ! Hélas !…

Paul se tordait rien qu’à voir la figure renversée de la pauvre Régia. Celle-ci ne voulait pas avouer ses craintes.

Que ne mettait-elle pas tout de suite son élève à la porte, la gueuse ! Ce cher raté du bon Dieu fouillait toujours dans les tours crénelées, les clairs de lune étranges, et le tiroir de madame sa mère pour acheter des gardenias à la folle enamourée de son néant.

Un jour que Paul et François se trouvaient réunis, Régia, chatouillée de ses désirs de feu qui étaient une véritable seconde nature en elle, faillit se pâmer dans les bras de son Paul.

Voulant conserver, malgré l’apparence, le piédestal couleur de lys, elle prétendit que Paul avait voulu la violenter.

Ce fut inimitable.

François, froidement poli, donna de bons conseils au délinquant.

Celui-ci riposta par des obscénités de langage et Régia, entre eux deux, eut la sensation exquise du ménage à trois dont le troisième aurait été un mari postiche, le résigné, enfin !

Paul, piqué au jeu, dévoila son existence passée. Raconta ses histoires de bordel et ses aventures dans les boudoirs suspects.

Déclara que, sans exception, toutes les femmes devaient être violées au bout d’une sommation infructueuse.

Régia, agacée par des réminiscences où son nom ne revenait pas, fit le principal geste de son rôle d’amoureuse fatale :

— Je conserverai, moi, la maudite, mon talisman, dussé-je en mourir !…

Ce fut très bien lancé. François tomba en extase muette.

Quant à Paul, il se coula derrière le fauteuil de sa maîtresse et murmura à son oreille, étouffant un rire :

— Il est dans ma poche, ton talisman, si tu veux que je te le rende… fous-moi ce grotesque dehors !…

Régia se leva d’un bond.

— Monsieur Lévincé, dit-elle, câline, il faut aller me chercher mes pastilles aux violettes avant que la confiserie d’en face soit fermée… Et elle ajouta tout près de lui : Revenez bien vite, j’ai si peur qu’il m’embrasse !…

Lévincé se jeta sur son chapeau et partit comme une brise.

Lorsqu’il fut de retour, il remarqua que les yeux de Régia étaient cerclés de bistre et que Paul, très loin d’elle, fumait sur un divan.

— Pauvre petite ! songea Lévincé. Encore une lutte soutenue !… Il l’a peut-être embrassée, malgré mon blâme, le rustre ! Si tous les hommes étaient comme moi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…Les femmes seraient vraiment bien à plaindre !…