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Refaire l’amour/03

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J. Ferenczi & Fils (p. 15-23).
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III

… Je vais passer ; alors j’aperçois une bouche !… C’est un éclair qui jaillit de la foule. Ce sombre nuage communique jusqu’à moi par ce trait de feu et m’illumine d’une rouge lueur. Une forme droite, mince, une femme jeune dont les vêtements ne diffèrent pas des autres vêtements féminins, de la robe courte, du manteau serré en fourreau de parapluie, du casque de satin, bien enfoncé sur les oreilles, avec une plume couchée balayant l’épaule mais cette tige humaine porte une fleur étonnante : sa bouche d’un carmin frais et naturel. sa bouche d’un dessin tellement classique, tellement la bouche qu’il faudrait à toutes les femmes (et à tous les hommes !) une bouche si voluptueusement pure que je n’hésite pas : je la suis.

L’artiste sépare encore ces lèvres ravissantes du reste de la créature inconnue. Tour à l’heure, je crains fort que l’homme envoie promener le dessinateur pour s’occuper du reste.

Nous traversons le carrefour, entrons dans la rue de Vaugirard, la bouche et moi. Cette jeune femme marche vite. Elle ignore le suiveur ou ne s’en inquiète pas. De temps à autre, elle lève la tête pour regarder les numéros des maisons ou les enseignes. Elle cherche quelque chose, un magasin.

En marchant derrière elle, je l’examine attentivement dans les glaces des devantures. Elle a de vingt à vingt-trois ans. Pas de hanches, pas de poitrine, selon la formule de notre époque garçonnière. Tout d’une pièce, elle va droit et ce n’est pas la démarche provocante des filles ni celle prétentieuse des bourgeoises, encore moins l’allure lassée des femmes du monde qui ont gardé le pli de la voiture dans les jambes, font des zigzags sur les trottoirs et ne savent pas au juste où elles sont. Ça, c’est une femme d’une espèce que je ne connais pas. Et comme c’est donc joli une femme qu’on ne connaît pas !

Elle a le teint clair, d’un blanc rosé, un brin de poudre, à peine du pollen sur un fruit, et, sous la peau, le sang pousse, par ondée, une teinte plus vive. On dirait que deux cœurs lui battent dans les joues, activant cette lumière des pommettes que conservent les êtres encore près de l’enfance. Bien habillée ? Non. Mal mise ? Non plus. Pas riche assurément. Tout, sur elle, est d’un noir luisant, a cette patine des vêtements usagés mais très propres. Au bas de la taille, une ceinture, une lanière de cuir coupe le manteau. Aucun bijou, aucune lingerie, cependant, des gants, des gants de peau, peut-être parce qu’il fait froid, peut-être parce qu’on n’a pas d’autre fourrure. Les femmes vulgaires n’ont pas de ces gants-là. Elles préfèrent, avant tout, porter une barrette de strass, un collier de cabochons énormes ou des souliers de bal.

Celle-ci ne se fait remarquer ni par le pendentif ni par la chaussure. Elle est tout unie, simple. J’oublie qu’elle arbore une bouche de corail si rare qu’elle vaut toutes les parures de la terre.

Ah ! cette bouche… que ne donnerais-je pas tout de suite pour la voir sourire, sourire à n’importe qui, à n’importe quoi. Et j’ai l’inquiétude de découvrir, en cet écrin de satin pourpre, des perles irrégulières, gâtées, ou fausses. Je suis blessé, d’avance, par une possible désillusion.

Je marche fiévreusement, sans m’en apercevoir, je bouscule des passants et je m’arrête, un peu confus, presque sur elle. Je n’ai même pas l’idée de m’excuser. Je la dépasse, forcément, pour ne pas la bousculer aussi et je n’ose plus me retourner pour ne pas lui manquer de respect en la dévisageant. Reste à employer la manœuvre bien connue de tous les suiveurs : me faire suivre : seulement, je devine que ça ne prendra pas. Elle est trop pressée, cherche toujours une adresse qu’elle doit avoir perdue et tâche de s’orienter dans ses souvenirs.

Au coin du boulevard Raspail, j’attends et elle me rejoint. Je suis immobile, en arrêt. C’est elle qui me heurte. Nous nous regardons face à face. Et alors, il se produit la transformation que je redoute. Elle sourit, demi-sourire un peu contraint qui me montre des dents très petites, le genre de menues perles qu’on emploie pour les poupées-bébés qui parlent, ont les lèvres entr’ouvertes. Je suis transporté de joie : c’est net et transparent d’émail comme de la gelée d’avril.

Voilà bien assez longtemps nue je suis prisonnier d’une idée fixe. Quelle importance peut-il y avoir, maintenant, à demeurer fidèle vis-à-vis de qui m’a repoussé, m’oublie ? Dans cet instant de griserie qui me permet enfin de respirer, la douleur lancinante que je traîne s’est apaisée. Cette plaie, dont je n’arrive pas à comprendre l’inflammation, s’est en quelque sorte fermée, brusquement, pendant que l’inconnue ouvrait la bouche et, si je suis encore capable de m’analyser, ce n’est pas le peintre qui est ravi. Immédiatement, l’homme envoie le dessinateur au diable. Je réponds au sourire de la femme par un regard dont l’ardeur ne peut pas l’offenser, puisqu’il est le meilleur moyen de la questionner sans l’effaroucher d’un mot malsonnant.

Or, cette femme, très machinalement, comme hypnotisée, balbutie :

— Oui… la Société du Gaz. J’ai perdu le numéro, mais c’est dans ce quartier-ci.

Et elle reprend sa course, ne se doutant même pas qu’elle vient de parler à un étranger sans savoir pourquoi. Elle s’est adressée à lui comme à un ami au courant de toutes ses préoccupations.

Moi, je sais.

Je comprends aussi le danger, l’abîme qui s’entr’ouvre avec cette jolie bouche souriante. C’est l’aventure de la rue, la pire de toutes, celle dont tous mes semblables, gens plus ou moins célèbres, doivent se garer sous peine d’amende ou de chantage ; mais c’est la seule véritablement amusante, qui réunit à la fois le plaisir de la chasse et celui de l’amour, les deux passions dominantes du carnassier humain. Je me moque de la morale, en ce moment, et de mes propres souffrances passées… Seulement, combien de temps cela durera-t-il ? Une heure, un jour, un mois, je vivrai sans le souci de mon équilibre social et, si je tombe d’un peu haut, je saurai rebondir. L’essentiel est d’oublier une heure, un jour, un mois, qui sait, pour toujours. Et puis, il y a le miracle. Des natures singulièrement fatalistes comme la mienne ne se persuadent pas, à moins d’un miracle, de la nécessité de déranger leur cerveau. J’ai interrogé mentalement cette femme et elle a répondu. Je ne veux pas rire de cette banale réponse, car elle est l’indice du premier envoûtement, d’un très naïf envoûtement. Elle cherche réellement cette Société du Gaz, c’est idiot, et elle l’avoue au passant qui, lui, cherche tout autre chose.

Donc, il y a sur la terre, où tout s’abolit, dans cette rue, sur ce boulevard grouillant, vibrant, hurlant, un pays silencieux, immense, un infini qui s’étale, magiquement déroulé autour d’un homme et d’une femme en présence, chasseur et gibier arrêtés l’un par l’autre, le premier peut-être déjà vaincu par le second. Des aventures, souvent très belles, ne débutent pas mieux.

Elle passe vivement sur le boulevard Raspail et je la perds de vue, parce qu’elle remonte pendant que je descends. Je continue mon chemin, suis la rue de Vaugirard qui me ramène vers mon logis. Pile ou face ! Il me faut deux miracles. Je jette ma chance en l’air ! Si cette femme, qui vient de quitter ma route pour aller chercher cette Société du Gaz dont elle m’a parlé, se dresse encore devant moi, que je puisse la revoir seulement l’espace du rouge éclair de sa bouche, je ne m’embarrasse plus de scrupules ou d’hésitations et je vais jusqu’à elle, pour, à mon tour, lui parler spontanément. Ce n’est pas une professionnelle et je ne sais pas encore comment je m’y prendrai, mais n’importe quel moyen sera le bon si j’arrive à serrer son bras sous le mien.

Un reflet, couleur de framboise, teinte la nue grise du crépuscule. L’incendie des hivers parisiens s’allume et le froid, qui semble moins dur à ce reflet, fait fumer un léger brouillard autour des globes électriques. C’est l’heure d’entre chien et loup qui est toujours exquise quand on sait s’en servir : on ne se voit plus, mais on peut se frôler.

A-t-elle rencontré sa fameuse Société du Gaz ? Il me paraît, maintenant, ridicule d’espérer le retour de cette femme. Elle est très simplement partie pour sa course de petite ménagère modeste. Non, rien d’extraordinaire n’est survenu. Je suis de nouveau seul, toujours seul, et j’erre en m’égarant de plus en plus dans le grand désert du monde. Pourquoi cette ruée vers la joie d’une aventure quelconque si je dois me retrouver, à présent, le blasé fataliste qui ne daigne même pas tenter l’effort d’une poursuite ? Triste et cruel chasseur, bourreau de lui-même, chassé par l’idée fixe de tuer sa douleur à laquelle il revient toujours comme un blessé tourmente son inutile pansement, je ne guérirai donc jamais, puisque je ne sais pas être le plus fort et qu’au lieu de fabriquer le miracle moi-même… j’attends l’occasion.

Ah ! Mon Dieu ! La voilà ! C’est elle qui, au lieu de redescendre le boulevard, aura fait le tour par une autre rue et me recroise sans l’avoir fait exprès ou… m’ayant suivi, de son côté ? Mais non ! Elle est arrêtée devant une petite mercerie à peine éclairée où il n’y a rien à regarder, c’est-à-dire qu’elle regarde ailleurs. Au fond de ce couloir sombre, qui s’ouvre béant, de notre chemin à tous les deux, on entrevoit, comme un piège tendu, un vaste miroir aux alouettes, un grand hôtel portant banderoles et enseignes lumineuses. Il y a là un thé, une appétissante pâtisserie tout entourée de limousines noires, telles de grosses mouches bourdonnant autour d’un colossal gâteau diamanté de sucre.

Je marche droit sur la femme arrêtée.

Salut discret.

— Madame ou mademoiselle, pardonnez-moi. Voici que je vous rencontre encore et nue je vous regarde avec une insistance qui a dû déjà vous déplaire. C’est que je m’imagine vous reconnaître…

Elle n’est pas étonnée, ni révoltée, seulement figée dans une pose droite, étourdie par une émotion qui lui serre la gorge et elle me répond :

— Moi aussi, monsieur, il me semble bien vous avoir déjà vu… je ne sais plus où, par exemple.

Je ris. Ça réussit toujours, avec les timides comme avec les faciles, et ça leur donne le loisir de se composer une attitude.

— Alors, n’hésitons pas, ma chère enfant, faisons connaissance. Je m’ennuie mortellement à l’idée d’aller prendre le thé tout seul, là-bas, et vous, si vous vouliez bien m’y accompagner, vous auriez tout le temps nécessaire pour… vous rappeler.

Elle est un peu interdite, déjà conquise. Ce n’est pas la première fois qu’on la traque, en pleine rue, mais c’est certainement la première fois, hélas ! qu’elle rencontre un animal de mon espèce.