Refaire l’amour/04

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi & Fils (p. 24-36).
◄  III
V  ►

IV

J’ai mis ma main sur son épaule et je sens qu’elle tremble. Est-ce d’émotion ? Est-ce de froid ? Je ne crois pas à une professionnelle. C’est une petite femme de genre mixte, entre la bourgeoise pauvre et la sortie de l’atelier musarde, une de ces plantes du pavé de Paris non classées dans l’herbier du trottoir, qui ne sont rien encore qu’une fleur à cueillir et qui retombent fanées par un soir de soleil trop artificiel — ou vont s’épanouir dans la serre chaude du sage père de famille soucieux de sa réputation.

Elle murmure avec une moue, prise au piège de sa propre curiosité :

— Je suis mariée, monsieur. Je vous assure que vous vous trompez. Moi, je ne vous mens pas. Je suis certaine de vous avoir déjà vu et c’est pour ça que j’ai tourné la tête.

— L’essentiel, ma chère enfant, est qu’on se retrouve après s’être perdu. La vie n’a pas de meilleure surprise. Ah vous êtes mariée ! Eh bien ! ça m’est égal. Je n’ai aucun mauvais dessein contre votre mari ou contre sa femme en vous offrant le thé.

Elle sourit, malgré son envie de me tenir à distance, et elle me regarde franchement, de ses yeux bruns, vifs et doux, pas très grands, des yeux d’oiseau. Elle a un nez un peu court, des petits traits ramassés, un visage de gosse, mais la bouche arde et triomphe, au bas de ce masque enfantin, comme un beau fruit mûr, chaud d’un été intérieur, d’une existence à part. Ce qu’elle contemplait, de loin, c’était justement l’étincelante pâtisserie, l’endroit où les désœuvrés vont boire le breuvage odorant que la petite femme mettrait plus volontiers sur son mouchoir.

Je me penche sur elle, m’appuie fatigué de la bonne fatigue du chasseur ramassant la proie :

— Oui, moi, je vous ai reconnue tout de suite à cause de votre bouche, jolie madame, parce qu’il n’y a pas deux bouches comme la vôtre. Je l’ai vue en rêve et ce m’est un bonheur indicible de la joindre en réalité. Ne vous révoltez pas. Façon de parler, car je ne vise pas si haut. Nous allons manger des gâteaux ensemble, nous bavarderons. Aimez-vous les bonbons, la crème, les tartines ? Votre bouche est tellement bien faite pour goûter à tout ! Êtes-vous gourmande ?

Elle rougit, se laisse envelopper le bras. Cependant son inquiétude n’est pas feinte, car, dans cette rue sombre, elle est soudainement fardée de ce reflet framboise des nuées de là-haut.

— Comment avez-vous deviné ça ? Seulement, si je vais avec vous, je veux que vous disiez tout de suite où vous voulez me conduire. Là-bas, c’est un hôtel. Est-ce qu’on y prend le thé devant tout le monde ?

— Vous avez peur d’y rencontrer quelqu’un ? On prend toujours le thé devant tout le monde. En voilà une question, petite madame ingénue ! Nous causerons comme de vieux amis, ensuite nous nous en irons, chacun de notre côté. Je ne vous demanderai pas votre adresse et je vous donnerai la mienne, ce qui vous laissera la liberté de ne jamais revenir ou de nous revoir. Là, êtes-vous tranquille ?

J’emploie le suprême argument pour corriger l’insolence de l’ironie :

— Dans cette aventure, que je veux charmante, une minute toute rose comme vos lèvres, j’offrirai tout et ne demanderai rien. Est-ce que votre mari vous attend à cinq heures du soir ?

— Non. Il n’est pas à Paris en ce moment, mais ce n’est tout de même pas bien d’accepter. Je ne vous connais pas. (Elle ajoute, par association d’idées :) En effet, c’est comme en rêve. On fait des choses qu’on ne voudrait pas faire.

Elle est en ce moment l’écho de ma pensée, la petite fille hésitante et amusée par la tentation. Elle ne me semble pas du tout l’héroïne de la vilaine aventure. Vaut-elle mieux que ça ?

Nous marchons vers l’hôtel illuminé. Elle, se faisant un peu tirer. Moi, la tenant prisonnière. Il se dégage de ce jeune corps droit une étrange et timide tentative de résistance. Elle marche, oui, comme en rêve, mais elle a le coup d’œil attentif de l’oiseau prêt à fuir.

Nous sommes devant un perron. Un minuscule groom nous pousse dans le compartiment d’une porte tournante. Une table de deux est libre, dans un coin à palmes vertes. Gerbes d’œillets, napperons de dentelles et, sous la clarté opaline d’une coupe renversée, qui plane sur nos fronts comme une large hostie, ma compagne se dégante, saisit sa tasse, un doigt en l’air, accomplissant, d’instinct, le rite cérémonieux ; elle est bien Parisienne.

Selon le programme, nous bavardons. Un verre de Porto et elle entame les confidences. Il y a des tas de gens, autour de nous, très comme il faut. Je ne pourrais pas risquer un geste inconvenant sans me mettre tout un public sur les bras : alors cela la rassure et elle ose dire ce qu’elle préfère, louche vers les glaces d’un regard anxieux. Elle rit parce qu’elle s’aperçoit que la lumière discrète de la coupe opaline fait valoir son teint, puis elle se moque un peu de la demoiselle nous servant qui vient de laisser tomber une meringue.

La main tenant la tasse est jolie, nullement aristocratique, mais soignée. La voix moqueuse reste cependant assez basse de timbre. tendre, sans affectation d’enfantillage.

Cette femme commence à me plaire beaucoup. Je sors mon carnet, je croque, platoniquement, sa bouche et je la lui montre :

— C’est toute ma figure, au-dessus ! Et vous n’avez dessiné que ça ! Comme c’est drôle ! Je me reconnais. Ah ! ce n’est pas banal de faire une figure rien qu’avec une bouche ! Vous êtes donc sorcier ?

Sorcier ? Si je pouvais m’exorciser moi-même. devenir amoureux ! Ce n’est pourtant pas l’amour que je cherche, c’est l’oubli, et je suis capable de lui en vouloir, après.

Sa langue de gourmande satisfaite se délie de plus en plus. J’apprends que ma petite hypnotisée est une fille du peuple. Inouï ! Une femme rencontrée dans la rue, pauvrement habillée, se décide à déclarer qu’elle n’est d’aucun monde et qu’elle ne descend pas d’un prince russe !

— Moi, voyez-vous, monsieur, je ne fais pas la grimace : je suis née chez un marchand de vin. Mon père était toujours ivre, rapport à son métier d’empoisonneur, et ma mère ne m’aimait pas, elle préférait mon frère. Je ne suis pas très instruite. J’ai appris ce que j’ai pu. Ab ! j’aurais bien aimé passer mon temps à lire ! Dès que je revenais de l’école, on me forçait à laver la vaisselle ! Je ne suis pas paresseuse. mais j’ai les cuisines sales en horreur. J’aime la propreté, j’aime l’ordre. J’aime aussi gagner ma vie et ne rien devoir à personne. Je me suis mise dans la couture, les raccommodages, les remaillages, les franges de perles, puis les fleurs de soie que je pose sur des blouses ou des robes. C’est la pleine mode, en ce moment, ça rend bien. C’est de la broderie. Vous savez ce que c’est, hein, la broderie ?

— À peu près… puisque je dessine.

— Pour aller vite, dans cette partie-là, il ne faut pas avoir des envies aux doigts et garder ses ongles bien lisses. Alors je porte toujours des gants pour conserver mes mains. Quand on accroche les soies, c’est rageant, on gâche tout. Moi, j’ai des nerfs, ça me remplit la bouche de salive de me casser un ongle.

Je remarque, non sans étonnement, que cette petite créature, sortie du peuple, née chez un marchand de vin, n’use d’aucun vocable en honneur chez les romanciers réalistes. Elle s’exprime simplement et semble éviter avec soin les formules crapuleuses de notre argot moderne. Elle est plus proche de l’étourderie de l’enfance que de la vulgarité. C’est la petite fille à la merci du hasard.

— Et le mari ? Parlez-moi du mari, jolie madame nerveuse.

Elle tourne la tête, a un moment d’embarras. ses joues prennent feu :

— C’est vrai… je vous ai dit que j’avais un mari. J’aurais mieux fait de ne pas vous le dire, puisque vous n’y croyez pas. Il est dans la représentation. Je l’ai connu quand je suis entrée en atelier. Il va tantôt ci, tantôt là. Une semaine en province et une semaine à Paris. On ne sait jamais. Dans le commerce, quand on s’associe, qu’on s’entend, on finit toujours par s’établir. Moi, je n’ai pas assez d’instruction pour diriger une maison, mais lui, il est très capable…

Je coupe, un peu impatienté :

— Vous l’aimez ? Quel âge a-t-il ?

Elle me regarde, interdite :

— Pas la peine de vous fâcher. Pour la bagatelle on n’a guère le temps. Les gens qui travaillent ne font pas la noce. Il est bien plus âgé que moi. J’ai vingt-trois ans, lui quarante-cinq. Ce qu’on voudrait, c’est de ne pas courir d’un côté ou de l’autre. Monter un commerce. Avoir son magasin et une arrière-boutique soignée : des rideaux de tulle, des meubles clairs, un tapis partout, un endroit bien à soi où on ne compterait plus avec personne, j’espère que ça viendra… et s’il n’était pas si… si avare…

Ça se gâte. J’attendais l’aveu. Je le devinais. Il est extraordinaire qu’on ne puisse pas causer une heure confidentiellement avec une femme, de n’importe quel rang social, sans qu’elle accuse le père, le mari ou l’amant d’avarice. C’est un des mystères de l’éternel féminin. Sur ce terrain-là elles ne diffèrent pas beaucoup entre elles, les filles d’Ève qui se souviennent du serpent, au moins pour le don de la pomme. Adam ne saura jamais, lui, l’offrir à propos. Quel imbécile !

Je ris :

— Avare ? Expliquez-vous ?

— Parce qu’il ne dit pas ce qu’il met de côté. Moi, je suis franche. Je gagne deux cent quatre-vingts francs. Je dépense tout malgré que je fasse très attention… et il me reproche d’aller trop vite. Songez que le terme est déjà de mille francs…

— Par mois ?

— Non, bien sûr ! Par an, et on ne nous l’a pas encore augmenté. Une belle mansarde avec l’eau, le gaz… même c’est pourquoi je suis allée à la Société, il y a une canalisation qui perd dans le mur. Par exemple, ce n’est guère qu’au milieu de la chambre qu’on peut se tenir debout. Ma machine, mon métier à broder, le lit et le lavabo, c’est plein comme un œuf. Mais j’ai la cime des arbres pour me nicher la vue, car la fenêtre donne sur un jardin.

Je suis un peu ému.

Elle est heureuse de me confier tout ça. Dans cette atmosphère d’un luxe dont elle ne semble pas du tout avoir besoin, ou qu’elle ignore, elle fait surgir l’apparition de la petite existence des pauvres gens satisfaits. Il y en a donc ? Pas de revendication d’ordre général ; cependant, la fissure s’est déjà produite dans le mur de leur vie particulière et je crois que la fuite du gaz n’y est pour rien. La femme a l’idée d’un peu plus de confort et le mari (hum ! est-ce bien le mari ?) cache ses économies personnelles. Mais j’aime cette phrase : moi, j’ai la cime des arbres pour me nicher la vue. Comme il y a du ciel et de l’air, là-dedans !

Si cela est aussi simple qu’elle me le montre, c’est le conte de fée : Cendrillon ou Jenny.

— Vous trouvez votre mari trop âgé, petite madame. C’est humiliant pour moi.

Je pense que nous ne comprenons pas toujours la raison de certains abandons cérébraux. Cette jeune personne m’ouvre le modeste écrin de sa vie parce que l’idée ne lui vient pas du voleur possible en ce vieux garçon qui rit avec elle en mangeant des gâteaux. On se croise et on ne tardera pas à s’éloigner l’un de l’autre. Elle aura toujours goûté ! Des moineaux, dans les Tuileries, acceptent volontiers une miette sur un index tendu et fichent le camp sans se croire compromis par leur hardiesse. On est tellement aux antipodes !

— Vous avez plus de quarante-cinq ans, vous ?

Elle dit cela dans une surprise parfaitement jouée, sinon réelle, mais qui m’est désagréable, m’abîme sa bouche.

— Où voulez-vous que je vous reconduise ? lui dis-je agacé.

Puis je me souviens de nos conventions et, malgré ma mauvaise humeur, j’ajoute :

— C’est-à-dire à l’entrée de quelle rue, de quel métro ?

Je me lève, règle l’addition et me fais envelopper des fraises glacées qu’elle a couvées des yeux.

— Que je suis contente ! Oui, j’avais encore envie de ça. Je n’en ai jamais mangé. Merci, monsieur, mais vous êtes certainement moins… raisonnable que mon mari, ça se voit de reste !

La malicieuse sourit et ce sourire est irrésistible.

Une fois dehors, elle se serre contre mon bras parce que le froid la suffoque.

J’arrête un taxi, la prie de monter sans lui permettre une protestation et je donne au chauffeur une adresse des plus vagues, du côté du boulevard d’Orléans. À ce moment, dans cette obscurité de la petite chambre close, roulant vers l’inconnu, où nous sommes assis l’un près de l’autre, je la regarde attentivement. Elle est tout extasiée sur ses fraises. Elle m’en offre une :

— Vous en voulez ?

Que va-t-il se passer si je cède au désir de mordre à cette bouche, fruit si tentant dont la couleur éclate positivement dans l’ombre ? Chair fraîche qui paraît pure de tout ferment malsain !

Non, je ne ferai pas cela. Je me refuse à la tentation. Cela détruirait peut-être le charme. C’est trop tôt.

Elle demeure gênée sous mon regard. Par contenance elle glisse sa main sous le col de mon pardessus.

— C’est de la loutre, de la vraie, dit-elle. Ça vaut six cents francs comme un sou ! Mais ça se mitera si vous n’en prenez pas soin. Est-ce que vous êtes un monsieur tout seul ?

— Quelle drôle de petite madame vous êtes, vous ! Non, je ne suis pas marié. Il est inutile de mentir. Cependant voulez-vous que nous fondions une société secrète à nous deux ? Vous aurez bien, de temps en temps, une heure à me donner pour goûter, aller au théâtre ou au cinéma, nous promener n’importe où ? Vous me ferez signe quand ça vous plaira et le vieux garçon et la petite fille s’offriront une récréation, s’amuseront à des jeux innocents, absolument permis.

Ce disant, j’ai pris sa main que je serre un peu fort, malgré moi.

— Oh ! comme vous avez chaud ! (Elle tremble nerveusement.) Voilà que ça me fait peur. J’ai confiance en vous, pourtant, parce que vous êtes très convenable, mais pourquoi avez-vous si chaud que ça ? Le théâtre, le cinéma et puis faire la dinette… Je ne suis pas une petite fille, monsieur ! (Tout à coup elle pousse un cri.) Ah ! je sais, je sais où je vous ai vu ! Oui, je vous ai vu en photographie sur un journal. Vous aviez ces yeux-là ! Le même chapeau, plié de côté, et tellement l’air de vous fiche du monde. Mais pour qu’on mette votre photo dans les journaux, il faut que… (Et brusquement, elle saute sur la portière, frappe à la vitre, veut l’ouvrir, se précipiter hors de cette voiture pour me fuir, toute sa belle confiance envolée.) Je veux m’en aller ! Je veux descendre ! Ah ! laissez-moi descendre ou j’appelle le chauffeur !

Ce n’est ni de la coquetterie, ni de la pudeur, c’est de la terreur folle me révélant à la fois la vibrante sensibilité de cette enfant du peuple et sa logique superstitieuse. Qui photographie-t-on dans les journaux, sinon les assassins, les hommes politiques, les gens de lettres, les voleurs, enfin tous les grands malfaiteurs de l’humanité.

Je fais arrêter le taxi, je tire une carte de mon portefeuille et, l’ayant aidée respectueusement à descendre, je murmure :

— Je ne connais même pas votre nom. Je ne vous demande pas votre adresse, cependant voici toute ma personne entre vos jolies mains, petite madame. Adieu ou au revoir.