Aller au contenu

Refaire l’amour/06

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi & Fils (p. 48-60).
◄  V
VII  ►

VI

La serre est un petit boudoir vitré, au plafond rond, une espèce de cloche posée sur une plante rare, une étrange fleur que je cultive à mes moments perdus, à l’heure du rêve, dont le parfum me fait mal, mais que je respire comme on aspire l’odeur de l’opium, comme on goûte le haschich, la morphine, l’éther ou la fameuse coco, d’intronisation plus récente. J’ai le mépris des paradis artificiels… probablement parce que j’ai su me créer un enfer naturel qui suffit à me procurer toutes les extases, et il faut m’entendre fulminer contre ces différentes intoxications, puis, me voir, ensuite, dans le temple de mon culte secret pour se rendre compte de ma parfaite hypocrisie.

Vertueux ? Oui, je le suis. J’aime l’eau pure parce que je me sens toujours ivre. Je fuis les occasions d’amour, parce que je demeure toujours épris. Je m’efforce à la correction de mes moindres gestes, parce que j’ai toujours envie de tuer quelqu’un. Et l’ensemble de ces états d’âme, un peu complexes, s’appelle une bonne éducation.

Je suis fort bien élevé, sinon vertueux.

Cette pièce, aux parois de verre, est entourée, jusqu’à hauteur de corniche, de rideaux de velours violets déteints, décolorés par la lente infiltration de l’humidité du jardin. Dans leurs plis lourds, monte et descend toute la gamme des merveilleuses nuances du violet, cette pourpre du deuil, depuis les lilas gris de Perse jusqu’aux mauves rougeâtres de la lie de vin.

Des cordons de tirage transposent cette gamme, disposent ces plis, les font reculer ou avancer, tour à tour ardents comme des guirlandes de jacinthes, ou sombres, en colonnes taillées dans une grotte d’améthyste. Pas de fenêtre qui s’ouvre, mais la libre vue sur la réalité de la lumière du jour ou de la clarté lunaire que l’on peut supposer factice, car ce pauvre coin de jardin, ce morceau de nature condamné à l’internement dans la plus intense des civilisations, n’a pas un aspect naturel. C’est une vision de tristesse élégante, voulue. Les arbres ne sont plus que des fantômes de la forêt, et la vasque, à margelle ciselée, tombée au milieu d’eux, n’est plus que la coupe d’un géant, coupe tarie par l’oubli des grandes ivresses ancestrales.

J’entre là, les yeux baissés. J’ai peur de recevoir le choc de cette image blanche. Il fait bon ici ; cela embaume la verveine, l’odeur brûlante sort d’une tasse de Sèvres, une bien vieille tasse où ma mère, mourante, a bu ses dernières tisanes, et où, moi, je viens puiser le très amer plaisir de ma vie solitaire. Un mince filet de vapeur se dresse vers l’idole comme bientôt ondulera l’encens de mes cigarettes.

— Me voici ! Je suis encore le même. Me reconnais-tu ?

L’idole sourit de plus en plus. Elle sourit toujours. Je l’ai voulue ainsi. Est-ce que de mon côté, je ne me montre pas toujours gai ?

Au milieu de la serre, au sol de terre battue, il y a un tronc d’arbre, le tronc d’un arbre qui fut jadis bien vivant (le frère des trois autres) et au printemps plein de nids. Le caprice de celui qui bâtit la salle ronde l’a laissé là, le fit enclore sans le couper. Pardessus le toit, il put continuer à se développer normalement, mais il a dépéri, s’est desséché, a fini par crever de consomption de se sentir dans la demeure des humains. Il a fallu lui couper la tête et reboucher le trou de ce toit qui lui formait comme un carcan de cristal. Maintenant momifié, énorme morceau d’amadou, il pousse d’étranges végétations sur son écorce de vieux platane, tantôt couleur de jade, tantôt couleur de rouille, de minuscules champignons satinés, des lichens d’argent, des excroissances ayant on ne sait quoi de visqueux, tenant à la fois de l’éponge et du coquillage.

Adossé à ce corps d’arbre mort, décapité, encore luisant de toute sa sève répandue, il y a un chevalet soutenant le portrait d’une femme. Un portrait ? Moi seul peut le savoir ! Pour les amateurs, les critiques ou le public, ce fut simplement une étude de nu, la meilleure de mes œuvres, paraît-il.

Je lui tourne le dos, brusquement agacé par le terrible et immuable sourire. Vraiment, ne se moque-t-elle pas de moi, l’idole ?

En face d’elle, un divan de velours violet où ma place est creusée depuis le temps que je viens ici m’asseoir, m’étendre tellement fatigué. lassé d’essayer de revivre. Près de moi, la table en X sur laquelle fume, chaque soir, l’infusion du malade, la bourgeoise infusion du vieux garçon maniaque… ou le pervers breuvage de ses enchantements.

Une lampe-veilleuse, coiffée d’un abat-jour d’orchidées de gaze mauve et jaune, éclaire à peine ma peine de me retrouver là, plus las, plus fatigué que jamais. Chez moi, j’ai le siècle de cet arbre décapité, tous les siècles de ma maison, et dans la rue, j’ai cru avoir vingt ans, aujourd’hui. Pauvre fou !

Écroulé sur ce divan, ayant à porté de ma main le cordon qui fait mouvoir les rideaux, ces lourds plis m’enveloppent comme les draperies d’un catafalque ; je hale, je tire de la même façon qu’on prendrait un ris sur un bateau et je découvre la partie du jardin où Sirloup se promène, dans le brouillard emmêlant les contours, ceux des arbustes et ceux de sa silhouette héraldique. Machinalement, je cherche à m’abstraire. Sirloup m’apercevant, se précipite, colle son museau contre la vitre, les oreilles pointées en croissant, ses prunelles de topaze dardées. Sa langue pendante donne une lueur toute rose en opposition aux reflets mauves de l’abat-jour. Comme il est vivant !…

— Non, mon vieux, pas tout de suite. Amuse-toi encore une minute. Moi, je n’ai pas envie de vivre… ni d’aller dormir.

Je refais la nuit sur le jardin et le deuil retombe autour de moi, plus épais, plus lourd.

Je reste en tête à tête avec la femme nue.

Est-elle nue ? Non. Elle est surtout indéfinie, pas finie, ou effacée. Brune, ses cheveux tordus en écharpe, barrent sa poitrine et s’effilent sur sa hanche gauche. La face est trop faite pour le reste de sa personne qui se dilue sous des lambeaux de voiles flottants. Les yeux sont durs, fixes, d’une fixité d’au-delà très inquiétante, mais le sourire est séduisant, voulu et naïf à la fois. Il est extraordinairement railleur, ce soir, dans cette naïveté qui ressemble à de la pitié. Sous ses yeux très clairs, des yeux d’eau, il y a le bistre mystérieux de la volupté et autour de la bouche, les virgules, creusées par l’ongle de la souffrance ou du désir inexprimé.

Le corps est cambré en arrière, les deux bras qu’on ne voit pas, s’appuyant à une barre, peut-être à une branche de l’arbre qui est derrière la toile. Cette pose fait saillir le ventre blanc, en bouclier de métal, et ce bouclier, serti par l’ombre qui nous entoure, devient le centre, le rayonnement même de l’astre de cette nuit.

Toute la valeur de ce portrait est dans la hantise qui s’en échappe justement à cause de cet assemblage bizarre de morceaux trop fouillés et de lignes floues. Je m’étais complu d’abord à le polir, de mille petits détails intimes pour en faire le document féminin par excellence : puis, revenu de cette exposition où il eut vraiment trop de succès, un succès de très mauvais aloi, je l’ai détérioré, saisi d’un accès de jalousie que je ne m’explique pas encore. J’en ai brouillé les lignes trop nettes, les ai voilées d’une sorte de crêpe qui prolonge les cheveux et noie les détails, dans une confusion d’ombres, de hachures portées en coup de couteau. Mais il est tout de même le réel portrait de cette femme-là, et je reconnais, ligne par ligne, nuance par nuance, tous les détails de ce corps à ce que je les ai effacés du dessin… pour les mieux graver dans ma mémoire. Si le peintre pouvait oublier son ouvrage, l’amant se souviendrait, malgré lui, de tous les endroits où se posèrent ses désirs et s’est reposée sa propre confiance en leurs suprêmes réalisations. S’il a gâché son œuvre, il n’a pas su étouffer sa passion qui reste entière. Et il n’y a plus, chez moi, que ce corps inanimé dont mon amour est l’âme.

Pourquoi m’a-t-elle aimé, ou me l’a-t-elle dit, puisque, maintenant, elle s’est effacée à son tour en me fuyant ? Je crois qu’un amour sincère est pareil à l’incendie qui couve, et n’a vraiment plus besoin de l’incendiaire pour éclater. On a mis des matières inflammables dans ce coin de la chambre et une toute petite braise en-dessous, la simple allumette éteinte quoique encore brûlante. Si jamais elle revenait, elle pourrait voir la maison en flammes, de la cave jusqu’au toit : seulement, si elle revenait, elle aurait peur de son œuvre, car c’est l’œuvre de destruction, celle qui ne peut plus servir à rien.

J’entends Sirloup aboyer. Allons ! Qu’est-ce qu’il va encore chasser de mon jardin, celui-là ? Ce chien est terrible. Il ne permet à aucun animal de vivre sur nos terres. Je cours à la porte de la salle à manger. Je siffle. Le chien rentre, oreille basse, ennuyé d’obéir, mais soumis, car il fut admirablement dressé. Je peux lui demander n’importe quel tour de force, il l’exécutera.

Cependant, Sirloup est inquiet : il se blottit près de moi, sur le divan, avec un grondement intérieur. Pour le consoler, je lui montre ma cigarette à moitié fumée ; il boude, détourne ses yeux de topaze.

— Oui, je devine ! Tu as vu la chatte de la concierge qui se faufile à travers les barreaux de la grille pour aller dénicher des moineaux transis sous les feuilles, et tu as envie de lui casser les reins ! Nous nous chassons tous mutuellement… Elle m’a chassé aussi, la panthère brune. Je ne dois plus la revoir. Fais donc comme moi, mon vieux, fuis l’occasion du meurtre… Toutes ces histoires-là finissent toujours par des contraventions.

Sirloup, maussade, ne veut pas fumer, décidément. Il se lève, s’étire, va se poster aux pieds du portrait, comme s’il le prenait à témoin de ma tyrannie, et il se met à chanter. Sirloup file des sons à faire dresser les cheveux, c’est un très bon ténor. Il trémole un peu avant de se lancer dans ses effroyables variations ; il semble chercher la note, puis il rabat les oreilles, une patte en avant, solidement appuyée, et l’autre soulevée, effleurant à peine le tapis, comme le pianiste levant la main après un savant arpège. Son front s’auréole de l’inspiration, ses yeux s’allongent et lui font le tour du crâne, sa gueule se fend en un rictus de dilettante, il donne peu à peu de la voix, enfle de plus en plus du gosier. C’est le loup qui a faim dans les neiges russes. Ou le lion du désert d’Afrique appelant sa femelle. Et c’est aussi, par petits hoquets, la chatte de la concierge s’étranglant avec une arête.

Cela me réjouit grandement, jusqu’au moment où cela me serre le cœur à m’en faire rendre mon dîner.

— Assez, Sirloup. Assez ! De quoi te plains-tu ? Tu n’es qu’un chien. Qu’est-ce que tu dirais si tu étais un homme ? Oui, elle a filé, ta sacrée chatte, et moi je ne retrouverai jamais cette femme, parce qu’il y a les barreaux de notre grille, ceux de la porte de notre prison. Ma volonté et ton servage d’animal, deux choses à peu près égales en blessures d’amour-propre. Je ne vais pas courir après, hein ? Et toi, tu es trop gros pour passer au travers… Mon chien, cette messe des morts me semble avoir assez duré. À dix heures on ferme les pianos, ici. Tu vas réveiller Nestor et Francine. Voyons ! Il n’y a pas de pleine lune, ce soir… et moi je suis guéri. Mais oui, mon cher vieux. J’ai désiré la bouche d’une autre femme. Je suis sauvé. Il ne me reste plus qu’à la voir revenir, elle aussi, cette passagère lueur de bouche qui, en éclair, a rayé ma nuit cérébrale d’un trait d’espoir.

Sirloup ne se tait pas, il pleure à gros sanglots ; il agite, désespérément, des tas de grelots fêlés. Je crois, ma parole, qu’il joue la comédie en l’honneur de ce portrait.

Et la femme, en face de nous, sourit toujours, de son sourire voulu, que j’ai voulu un peu bête, un sourire qui fait la fille, un sourire qui attire, promet, du haut de la pose où tout s’abandonne au passant ; mais les yeux sont ailleurs, très loin.

Je prends Sirloup au collier et je le secoue d’une poigne un peu rude. Subitement, c’est le silence.

Ce silence-là se jette sur nous, glacial, nous envahit. On dirait que les verrières du boudoir, ayant enfin craqué sous la poussée de ses clameurs épouvantables, laissent couler l’eau sombre de tout cet espace noir, au-dessus de nous. Nous avons peur. Sirloup, de moi et moi de la femme impassible.

Ah ! combien je redoute celle qui rayonne au fond de ce puits du jardin avec la pâleur spectrale d’une cruelle vérité ! ce bouclier d’argent où pénètrent les regards en flèches qui s’émoussent, dont l’acier plie ! Qui me rendra ces bras, ces mains, tordus en arrière, enroulés au tronc de l’arbre, noués à cet autre corps décapité, mort, qui fut jadis l’asile de nids remplis d’amour et de battements d’ailes ?

Pourquoi ai-je aimé cette femme sans y rien comprendre et pourquoi, ayant enfin compris, n’ai-je pu la séparer de mon désir, toujours tendu vers elle ?

Comme on est seul, ici ! Voici près de quinze ans que j’y suis seul. Mais ma solitude vient de bien plus loin. Enfant, j’étais seul, fils unique. Adolescent, je fus seul chez les prêtres qui m’isolèrent le plus possible pour me rapprocher de Dieu. Homme, ayant brisé les chaînes de toutes les religions et de toutes les conventions sociales, je fus seul parmi les femmes de mauvaise vie se disputant ma force au jeu inlassable de mes muscles et des leurs… et je fus encore bien plus seul dans mon culte pour un art difficile qui faisait flamber mon cerveau ébloui au détriment de mes entrailles affamées, m’épuisait sans me satisfaire.

Puis, la solitude affreuse de la guerre où l’on était enfoui dans la bouillie des membres enchevêtrés par le massacre, dans la glaise des tranchées toute gluante de putréfaction, où tous ceux qui vous parlaient, amis ou ennemis, n’étaient jamais votre semblable, où l’on ne pouvait jamais se joindre que dans la tuerie.

Seul, charnellement, seul, intellectuellement, toujours l’unique ou le paria.

Non, mon chien, tu ne hurleras jamais aussi fort que mon secret désespoir.

Les bouches, que l’orgueil contraint au sourire, n’ont plus de cri, parce qu’elles se sont coupé les lèvres, coupé la langue, et, la mort entre les dents, n’ont pas avoué, n’avoueront pas.

Mon chien, il pleut. Tu as dû fendre le vitrage du plafond avec tes hurlements et voici que ce sale brouillard nous coule dessus ; ou, alors, c’est moi qui pleure sur moi, sur toi, deux pauvres bêtes.

Il me faudra détruire entièrement cette effigie maudite. Elle remplit ma prison de la liberté de sa chair. Ce n’est pas elle, c’est moi, que j’ai attaché à ce chevalet de torture amoureuse, à cet arbre de la science du bien et du mal, cet arbre, cependant, sans serpent et sans fruit. Je rêve, devant lui, que la main de cette femme, fleur de velours aux cinq pétales de nacre, tord mon cœur derrière la toile, mon cœur, loque rouge palpitante d’où tombent ces gouttes chaudes.

Ah !… dormir… dormir, ne plus rêver !…

Avec de petits gémissements de compassion, Sirloup m’accompagne à l’étage. Il met ses pas dans mes pas, s’arrête quand je m’arrête. soupire quand je soupire et chaque marche de ce calvaire, qui nous monte vers l’oubli, lui arrache un sourd grognement de regret. Il pense, lui, à cette chatte à laquelle il faudrait tout de même casser les reins, puisqu’elle détruira les battements d’ailes :

— Je sais, je sais, semble-t-il me dire, mais il ne convient pas que l’autre sache ! Si c’est honteux pour un chien de hurler à la lune, c’est encore bien plus ridicule pour un homme. Nous, les monstres, nous n’avons jamais le droit de nous plaindre.