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Refaire l’amour/05

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J. Ferenczi & Fils (p. 37-47).
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V

Je rentre chez moi.

Passé la première porte cochère, c’est la vaste cour déserte dont les dalles ont de la mousse dans les creux comme des pierres tombales. Au fond de cette cour, la grille noire, sur le jardin, en barreaux de prison. Et cette grille tourne sur ses gonds, avec un petit grincement qui ressemble à la plainte d’un hibou, un chant atrocement mélancolique. J’ai fait huiler ces gonds-là, je les ai même fait démonter : ils crient encore, ils crieront toujours ! Ils doivent appeler à l’aide.

Le jardin entoure étroitement mon pavillon. On le croirait très grand, ce jardin. Il est borné par de hautes murailles sans ouvertures, celles des maisons voisines lui formant des barrières de sept étages, retenant entre elles l’espace fluide et sombre, ainsi les parois d’une citerne retiendraient une eau verte.

Il y a trois arbres, certainement centenaires, et une vasque à margelle sculptée contenant un triton orgueilleux crachant dédaigneusement dans le vide.

J’ai découvert cette retraite, quelques pièces sous un bandeau grec, dans un état lamentable et je l’ai louée, ensuite achetée, aux temps bénis où il semblait y avoir plus de logis que de locataires. Restauré juste assez pour devenir habitable tout en conservant son air discrètement ancien, ce pavillon me plaît parce qu’il y a, de lui à moi, un lien mystérieux, comme un esprit de corps. Je crois que je le console pendant qu’il m’attriste. Pour rien au monde je ne voudrais le quitter.

Un perron de cinq marches, une haute porte cintrée sous une marquise et, au coin gauche de ce perron, un amour de bronze brandit une torche dont l’ampoule électrique n’a jamais éclairé, pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’électricité chez moi. J’ai le dégoût des orages à domicile, des courts circuits. C’est à peine si je consens au gaz. Une modeste lampe veilleuse, voilée de jaune lunaire. m’attend dans l’antichambre où Nestor m’enlève mon pardessus et m’avoue, à voix basse, que Francine, sa femme, et ma cuisinière, s’inquiète pour le dîner. Il arrive la même chose toutes les fois que je suis en retard, ce qui arrive très souvent. Je n’ai pas envie de rire. Je n’ai jamais envie de rire quand je rentre. Je suis à la fois calme et désespéré, content de tirer enfin le rideau sur ma vie privée, désespéré de me séparer de la vie publique dont les agitations me tentent toujours comme des promesses d’oubli. L’existence actuelle de Paris, dans la rue ou dans les salons, c’est le morceau de musique bruyant, le jazz-band vous arrachant de force à vos préoccupations : mais lorsque retombe le silence, c’est la solitude plus absolue, l’horreur de l’abandon ou l’appréhension de la chute. Il faut avoir une très bonne santé pour supporter les alternatives de ces brutales différences et opérer une prompte réaction. Puisqu’il y a en moi deux hommes qui se battent perpétuellement, je les mets d’accord en changeant d’allures à tous les coups. Ici c’est le sage et très amer philosophe qui domine, respire bien mieux et se félicite de sa tranquillité retrouvée. Ailleurs, c’est l’aventureux fou, toujours très gai, s’enthousiasmant pour toutes les manifestations, osant toutes les phrases, tous les gestes. Il est impossible de s’y reconnaître… même à mes propres veux. Mes domestiques ont naturellement d’autres travaux à faire qu’essayer de résoudre le problème et, ne voyant qu’un côté de la question, ils agissent en conséquence, redoutant le moindre tapage pour ma taciturnité, s’accusant de fautes dont je ne m’aperçois pas, se donnant un mal terrible pour tenir en ordre mon intérieur plein d’un tas d’objets aussi précieux qu’inutiles, montant une garde sévère autour de mes études, et quand, par hasard, j’ai un modèle un peu décolleté à déjeuner, baissant les paupières, très indulgents, parce que c’est le métier qui veut ça.

Au rez-de-chaussée, la salle à manger et un boudoir qu’on intitule la serre. En haut, ma chambre à coucher et un atelier plus ou moins salon. Je dessine n’importe où, sous tous les jours, au midi, au nord. J’ai partout des grandes feuilles de papier bis, feutré, avalant crayons et pastels dans un fondu qui me ravit, sans que j’y contribue beaucoup personnellement. Le marchand, en me vendant ce papier-là, prétend que lorsque j’aurai enfin épuisé son stock, je ne pourrai plus travailler. C’est probable, car je serai mort.

Francine, ma cuisinière et la femme de Nestor, est une personne encore jeune, pâle et blonde, aux traits réguliers qui durent, au début de son existence, se crisper en mille petits plis dénommés improprement rides, sous la gifle formidable d’une catastrophe qu’on ne connaîtra jamais. De temps à autre le visage se détend comme un linge qu’on repasse et elle daigne m’initier à son intime satisfaction : « J’ai trouvé cette fameuse pâte pour les argenteries. Monsieur verra, dans les vitrines. Ça ne fait pas trop neuf, ça fait seulement plus riche et ça conserve ! » Nuance ! Où elle travaille tout s’harmonise et l’intelligence de son métier brille par-dessus toutes les richesses de ma demeure. Elle est comme mon papier bis : elle fond les couleurs et, mes propres valeurs, c’est elle qui les défend.

Depuis que j’entends raconter, tantôt par des duchesses, tantôt par des poules de dancings, les histoires de domestiques à faire frémir un agent des mœurs, j’apprécie de plus en plus ce couple d’officieux dévoués si bien assortis à mes appartements. Ils sont chez eux chez moi. Je ne descends jamais dans les sous-sols où ils règnent et ils ne me montent jamais de là aucune importune histoire de cuisine. N’en déplaise à mes belles amies qui, pour la plupart, ne savent pas compter, je n’ai jamais d’erreur dans mes comptes et ils ont pour moi un respect du cher maître que j’avoue ne pas mériter.

En cette très vieille demeure où je viens me reposer de tous les tracas et fracas modernes, la lumière du jour, ou de la nuit passe, tendre, voilée, clarté verte ou lueur d’ambre, comme une onde lustrale assouplissant mes muscles, apaisant mes fièvres, bain quotidien tout parfumé de la ferveur du silence.

Le point noir de mon personnel, c’est le chauffeur. Celui-là est en dehors de mon domaine, arrive d’un garage assez distant et boit l’essence en route comme ses pneus boivent l’obstacle. Il vient de la grande ville qui rugit à ma porte ; mais je le change assez souvent, pour ne pas être forcé de le reconnaître.

Le jardin est entretenu par Nestor, lequel, valet de chambre, sait tondre le gazon et y repiquer, en jardinier expert, des mères de famille, sorte de pâquerettes très touffues, rosées, qui me font l’effet déplorable d’être artificielles.

Au milieu du jardin, cette vasque à margelle sculptée, est l’objet de fréquentes discussions entre le mari jardinier et la femme, chercheuse de pâte conservatrice. On y a déjà mis des poissons rouges. La vasque fêlée, perdant son eau, ils ont tous trépassé, le ventre en l’air. Après un cimentage sérieux, on a réfléchi. Peut-être obtiendrait-on un effet plus décoratif en forçant le triton à arroser des fleurs aquatiques. Et j’assiste, de loin, à l’épanouissement, plus ou moins réussi, de nénuphars teintés de vermeil qui finissent par rivaliser d’éclat avec les tasses à goûter les vins de mes vitrines. Ça fait riche… mais pas gai.

Je reçois peu. Je n’ai plus de parents. Pas d’ami digne de ce nom. Je travaille beaucoup et je gagne assez d’argent pour pouvoir m’amuser sans faire de dettes, car mes domestiques n’aiment pas les retards dans les paiements. Ils me l’ont déclaré. M’amuser ? Hum ! Est-ce que je me suis jamais amusé au sens réel du mot ?…

Ce soir, je manque d’appétit. Mes nerfs me barrent l’estomac de leur très redoutable nœud gordien. Il faudrait, pour dénouer cela, trancher dans le vif d’une décision, et je suis encore tout révolté de n’avoir pas su, au juste, ce que je voulais. Allons tout de même dîner, ne serait-ce que pour faire honneur à ma cuisinière.

Ma salle à manger, tendue de velours olive, est émaillée, comme la pelouse, au printemps, de fleurs de porcelaine, des assiettes de Chine de la dynastie rose. Les vitrines présentent, en des cadres de rigide ébène, l’argenterie choyée par Francine et, aux flammes coiffées des bougies, ses rayons glissent, jouent en cassures de satin pâle comme des robes de féeries, des écharpes ondulant, sous les frondaisons d’un parc, allant des gris de perle jusqu’au blanc bleu de la neige.

Un convive m’attend. Sirloup, grand chien d’auto, gravement et noblement assis en face de mon couvert et balayant le tapis de sa queue, dans un large mouvement d’éventail. Sirloup est d’une belle fourrure beige, qu’il porte plus foncée à l’étole, et montre, selon sa race, des prunelles de topaze brûlée, avec quelques instincts sournois qui ne me rassurent qu’à demi sur son degré de civilisation. Je lui dois déjà plusieurs contraventions pour coups et blessures, quoique nous ne nous disputions pas souvent, ce qui serait, sans doute, plus dangereux que les contraventions, au moins pour moi.

Nous dînons et fumons ensemble. On lui sert sa soupe à côté de ma chaise. Il n’admettrait pas d’aller manger à l’office. Francine, toujours soigneuse, étend une serviette parterre, pose l’écuelle, une jolie écuelle d’étain au poinçon d’un fermier général, et verse la pitance, soupe très grasse, en faisant bien attention de ne rien éclabousser.

Le dîner fini, nous fumons tous les deux, soit au jardin, soit à la serre, c’est-à-dire qu’il croque voluptueusement les bouts de cigarettes que j’ai, bien entendu, d’abord éteints au bord du cendrier pour lui éviter de se brûler la gueule.

Ce soir, il y a des œufs mollets, dans une crème aux crevettes, rehaussée d’un grain de beauté en truffe. C’est bien excitant, mais je n’ai toujours pas faim. Dissimulons.

Sirloup approuve et tire la langue quand je lui repasse le plat à peine entamé. Il avait des idées là-dessus, malgré la soupe. Je ne connais pas d’appétit comparable au sien, sinon le mien, quand je suis dehors…

Au dessert, il happe au vol une mandarine glacée, puis demande la porte. Sirloup sort tous les soifs pour son tour de jardin, sa ronde minutieuse de policier. On peut dormir sur ses deux oreilles quand il a inspecté nos entours, il ne peut rien y rester de vivant, pas même un mulot.

Moi, debout, devant la porte opposée, celle de la serre j’hésite. Pourquoi entrer là ? Qu’ai-je à y faire à présent ? Où Francine a-t-elle mis la lampe ce soir ? Et les journaux ?

Si j’allais me coucher tout de suite ? Non. Si je vais me coucher, Sirloup grattera plus tard. Il faudra me déranger pour lui ouvrir, car il dort dans ma chambre.

Je regarde les moulures de cette porte qui luisent sournoisement à la flamme dansante des bougies. Francine est derrière moi, tout à coup.

— Monsieur trouvera sa verveine… comme d’habitude.

Ah ! comme d’habitude ! Quelle geôle, cette habitude ! Pourquoi l’ai-je prise ? J’ai horreur du café ; j’ai horreur des liqueurs fortes, oui, chez moi ! Si j’étais hors de chez moi, hors de moi, comme je me saoulerais volontiers, à ma façon, d’air vicié, de boissons frelatées, de parfums violents… de cette odeur dangereuse de la vie publique.

Ces moulures s’arrondissent en coquilles vert bronze imitant ces serpents délicats qu’on dénomme orvets. Je tremble devant cette porte ; une étrange vibration sensuelle monte de mes pieds à mes cheveux… et ces vibrations-là les blanchissent sur mes tempes, mes cheveux, je le sais. Francine qui est partie, s’est évanouie dans l’ombre du corridor, dit aussi, quelquefois :

« Si Monsieur voulait se teindre, il aurait vingt ans de moins. »

Et quand elle risque timidement cette phrase prophétique, elle me produit l’effet d’une femme du meilleur monde avertissant son mari qu’il doit des égards à leur situation. En sens inverse, elle me passerait volontiers aux pâtes qui font plus riche.

Irai-je ? N’irai-je pas ?

Cette petite poupée de bazar à treize. Fichtre non ! Mieux que ça ! Il n’y a d’ailleurs plus de bazar à treize. C’est beaucoup plus cher. Comme elle a une jolie bouche ! Et comme sa singulière sensibilité est encore plus jolie ! Non, je n’entrerai pas. La verveine peut refroidir.

Après ? Qu’adviendra-t-il ? Encore la même histoire, la même sottise ! Celle de la poupée qu’on casse pour voir ce qu’il y a dedans… et qui pleure. Un homme devrait être pesé au poids des larmes qu’il a fait couler. Soit ! Mais dans quelle balance ? et qu’il serait donc inutile, hélas ! le fléau de cette justice puisque la vie reprendrait son cours… le cours des larmes.

Et j’entre dans la serre. J’y retourne par habitude, par lassitude. Changer ? Non. Je suis trop vieux, j’ai un peu plus de quarante-cinq ans, moi, chère petite Madame à bon marché !…