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Refaire l’amour/12

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J. Ferenczi & Fils (p. 128-139).
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XII

Je n’ai jamais si bien travaillé. Bouchette et moi, nous sommes sages devant la même image. Au soir tombant, ma Jeunesse part, emportant un paquet de gâteaux, une gerbe de roses avec une étrange fierté d’allure. Ses beaux cheveux séchés, ondulés, massés en casque lourd, elle semble dresser sa tête de poupée parisienne dans un mouvement d’orgueil, peut-être emprunté aux déesses qu’elle a pu admirer chez moi. Elle reviendra, elle remettra le costume de la pose et elle a, en outre, essayé un joli manteau de petit gris, un amour de casque d’argent brodé de chenilles noires. Peu à peu, la coquetterie gagne du terrain. Elle lui lèche les pieds comme la marée montante du désir, ou Sirloup, le respectueux courtisan, de plus en plus l’agent de liaison. (Ce chien adore les femmes qui me plaisent.)

— Bouchette, supposez que vous soyez une actrice ?… Vous prenez le costume de vos rôles et vous les ôtez avant de rentrer chez vous. Par exemple, vous pouvez tou jours emporter l’heure choisie, parfum de Nerys. Voyez plutôt dans le tiroir de la coiffeuse.

— Ça, non ! Je laisse encore ça chez vous, monsieur Montarès. Mon… mari n’aurait qu’à sentir cette odeur-là. S’il ne connaît pas le nom des fioles, il sait très bien que je n’ai pas les moyens de me les offrir.

— Ma chérie, c’est de la démence de ménager ce garçon. Tôt ou tard, votre Espagnol sera… naturalisé. Aveugle de naissance, alors ? Et vous le dites jaloux ?

— Il est jaloux, oui, mais pas Français, justement. Il ne s’occupe de rien de ce qui est la vie parisienne. Il dit que nous sommes tous des dépravés ou des fous. Il ne lit pas un journal, il ne regarde pas une gravure, il est absent de tout. Depuis que je le connais, il n’a jamais mis les pieds dans un concert et, comme il ne fait plus la représentation où je travaille, il ne peut rien savoir ni de vous ni de moi.

— L’impunité, Bouchette. Profitons-en. Restez avec moi ce soir. J’ai un ami à dîner, nous ne serons pas en tête à tête et, telle Cendrillon, vous rentrerez dès minuit.

— Il faut que je me trouve chez nous pour le dîner, s’il revient à cette heure-là. Je ne dois pas découcher. Il me l’a fait jurer sur un Christ de son pays.

— Fichtre ! Vous croyez en Dieu, Bouchette ?

— Pas au sien. Il est trop laid ! Mais j’ai juré, ça suffit… Au revoir !

Et elle part en coup de vent. J’entends crier les gonds de la grille appelant au secours pour une petite femme qui se noie dans la grande mer des illusions.

Je ne suis pas triste. Je ne suis pas gai. Calme plat.

Le docteur Boreuil arrive, correctement, vers huit heures. Il pénètre dans mon atelier avec l’air intrigué de l’homme qu’un grave problème philosophique préoccupe et tout plein de son sujet :

— Voyons, Montarès, que signifie cette mystification, chez Carlos Véra, hier ?… me dit-il.

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Parce que j’ai regardé votre pastille de près. C’est du simple chlorate de potasse, des bonbons anodins pour la toux et, même parfumé à la violette, le chlorate de potasse n’est pas un aphrodisiaque, sacrebleu !

— Si !

Il pouffe. Je lui offre des cigares.

Confortablement installés en deux fauteuils face à la scène qui représente l’esquisse de ma Jeunesse, du rose, du blanc, l’idylle pure d’un corps ignorant sa nudité avec le satin le pressant de son enveloppe, nous ne sommes plus que deux hommes assagis, très blasés, très loin de la servitude mondaine qui nous a enseigné le respect de la femme.

— Mon cher docteur, j’implore le secret professionnel. La dragée que vous avez analysée était pareille à toutes les autres, elle ne contenait, en effet, aucun aphrodisiaque. Vous vous rappelez mon mot à leur sujet, elles représentaient l’alibi. Voulez-vous suivre mon raisonnement en oubliant que vous êtes un savant pour ne vous rappeler que votre appétit des histoires salées ? J’ai mystifié ces dames comme les mystifient les tireuses de cartes, les chiromanciennes, les spirites et les prêtres qui le font, eux, pour en obtenir la forte somme ou l’absolue confiance. Si je leur avais dit : Vous allez vous abandonner toutes à un seul homme, — ça aurait manqué de galanterie. J’étais ridicule et elles aussi. Sans compter que les voisins auraient voulu intervenir, en exceptant ce bon Carlos Véra, plus porté sur le mélange des alcools que sur celui des nuances de chevelures féminines. Comprenez-moi et excusez-moi. En vous annonçant une reprise du fameux drame des pastilles du marquis de Sade, j’obtenais d’abord la tranquillité. Cela devenait impressionnant au point de vous faire vous abstenir, dans le doute. De notre temps, on a la terreur des aventures d’amour ! Une fois le champ des aventures déblayé, ces dames devaient, fatalement, se laisser entraîner par leur curiosité, surtout par le phénomène bien connu de l’autosuggestion s’accompagnant de vins généreux et de propos incendiaires. Je ne me permettrais pas d’insister sur mes mérites personnels, car ce serait de mauvais goût.

— Et Félibien Moro ?

— Le journaliste romancier a pris des notes, le document humain avant tout, n’est-ce pas ? Quand on lira ça dans le journal ou dans le livre, on lui trouvera une imagination excessive.

Boreuil se lève, se met à arpenter l’atelier en secouant son cigare.

— Ah ! je ne marche plus ! Vous êtes enragé, mon cher ! Non, ça n’est pas permis, ça dépasse même toutes les permissions. Je suis… démoralisé.

— Mais, je le sais bien que vous n’avez pas marché. Je ne suis pas enragé. C’est elles qui le sont, les filles d’Ève, encore faut-il leur en fournir discrètement l’occasion, l’alibi. Par acquit de conscience, je retire du jeu le diadème de la princesse et les chaînes de perles de la danseuse Sorgah qui est, depuis longtemps, mon amie. Simple retour de flamme ! Quant à Mme Servandini, elle m’a proposé le bon motif, c’est-à-dire le mariage. En voilà une qui n’en veut croire que ses propres yeux.

Boreuil objecte :

— Elle prétend, en des termes des plus précis, qu’elle n’épousera qu’un fort de la Halle ou un très vieil aristocrate, assez blasé pour lui passer toutes ses frasques…

— Il est évident qu’elle épouserait les deux si elle les rencontrait dans le même homme.

— Ça ne l’empêche pas d’aller aux Halles chercher… l’autre, j’ai vu, moi de mes propres yeux, sa voiture en face d’un Caveau, vers cinq heures du matin.

— Moins ceci.

Et je sors le diadème que je garde sur moi par mesure de précaution…

Boreuil a un sourire d’enfant étonné :

— Déjà, et alors qu’est-ce que vous allez en faire ?

— Le lui rendre. Si vous voulez, nous irons demain soir dans sa loge à l’Opéra-Comique et je lui remettrai l’objet devant vous. Ce que je redoute le plus, c’est ce genre d’équivoque. Je suis un monstre venu de plus loin qu’elle… Ça ne s’achète pas, les monstres de ma trempe.

Nous allons dîner. Nous sommes de nouveau bons amis. Au milieu du repas, Boreuil, qui n’a pas cessé de raconter des histoires de clinique, me pose encore une question, jovialement :

— Dites-moi, Montarès. Êtes-vous certain de représenter un personnage normal ?

— Je me porte admirablement. Tenez, aujourd’hui, j’ai travaillé comme depuis longtemps je n’avais pu le faire avec un joli modèle de tout repos, une petite femme que je respecte beaucoup, parce qu’elle est à la fois ignorante et honnête.

— L’esquisse à la botte de mai rose ?

— Oui.

— Pourvu que ça dure !

— Ça durera parce que je suis amoureux, — Vous ? Allons donc !

— Pas de celle-là, d’une autre.

— Montarès, vous êtes une énigme. Expliquez-vous encore… qu’est-ce que l’amour vient faire dans votre cas ?

Un instant je regarde cet homme très franc, pas jaloux à la mauvaise manière des mâles entre eux, mais qui croit peut-être qu’il existe des cas et qu’on peut classer chaque individu par l’étude de ses manies ou de ses tares. C’est un scientifique.

— Boreuil, je vous scandalise, mais je ne veux pas en abuser. J’avoue : je suis plutôt un chaste. J’ai horreur du vice, horreur des histoires du genre de celles que vous me racontiez tout à l’heure. Le hasard m’a simplement repris ma femelle, et je ne suis plus qu’un pauvre mâle désemparé. Je crois que le couple erre à travers les siècles en se cherchant et qu’il ne se reforme que par un miracle des circonstances. Et c’est sans doute pour cela qu’on n’aime qu’une fois en toute connaissance de cause. Cela peut durer jusqu’à la mort, à la seule condition de ne pas survivre à la plénitude des sensations ou des sentiments. Il faudrait avoir le courage de tuer ou de se tuer. Remarquez, je vous prie, que le monde entier tourne autour du sujet. Toutes les légendes et toutes les religions en sont la preuve. Mais l’humanité a perdu le sens des sens et ne sait même pas ce qu’elle désire, parce qu’elle est appauvrie sous tous les rapports. Bientôt il vous faudra créer des maisons de santé pour les gens bien portants comme vous et moi, parce que les gens bien portants seront la terreur des autres. Ce seront les grands carnassiers perdus dans la forêt des appétits, justement anormaux. Il est anormal d’aimer l’argent, les honneurs, la coco et de parler perpétuellement pour ne rien dire, de se leurrer mutuellement sur toutes sortes de crimes que l’on commet au nom de toutes sortes de conventions sociales qui ne tiennent jamais devant les grands ouragans : la guerre ou la peste, la famine ou l’inondation. La puissance éternelle c’est l’amour. Si l’homme avait compris quelque chose à la vie qu’on lui donnait pour en jouir et non pas pour la diminuer au nom de je ne sais quel respect dit humain, il aurait, depuis beau jour, construit et le temple de l’esprit et le palais des grâces, nous serions plus heureux, nous vivrions plus longtemps, au moins plus fort. Le train de notre existence a déraillé, il déraillera jusqu’au précipice… puis, s’il reste un couple, des êtres jeunes, sains et qui auront tout oublié de l’enseignement trop professionnel des parents, alors pourra-t-on recommencer en beauté. Pour le moment ça me paraît devoir finir en laideur… Voulez-vous que nous prenions le café dans la serre, mon cher ami ?

Dans la serre, Boreuil contemple silencieusement la femme nue, boit son café par petits coups de gorge voluptueux et méditatifs.

— Finir en beauté ? Hum ! Si vous rencontriez, un soir de dépression physique, le modèle de cette étude-là, une fantaisie de votre trop riche imagination, votre chef-d’œuvre, certainement, pourriez-vous le reconnaître ? Tout est hasard dans la vie des amoureux ou des monstres de votre espèce.

Et mon invité part, de bonne heure, prétextant que je dois avoir besoin de sommeil.

La nuit… les rideaux de velours violet m’enveloppent de leur somptueux catafalque. La lampe, mise en veilleuse par Francine, donne une lumière qu’on s’attend à voir mourir d’une minute à l’autre. Tout est sombre. Sirloup dort, au pied du portrait, le nez entre les pattes. Il ne songe plus à la chatte des concierges rôdant autour des nids. Je fume. Le mince filet de fumée, comme un encens, monte vers la femme aux bras tordus en arrière et qui rit, qui rit follement de me revoir prostré devant le disque éclatant de son ventre. Où irais-je encore pour la fuir ? À quels excès me faudra-t-il encore me condamner ? Il serait peut-être plus simple de chercher à la rejoindre. Existe-t-elle encore ? Boreuil a raison. Je l’ai peut-être inventée et si je la rencontrais, la reconnaîtrais-je ? N’ai-je pas dépassé, maintenant, la limite du possible amour ? La nature et l’amour ont horreur du vide ! Avec les vagues données que je possède sur sa situation sociale, que puis-je espérer ? Durant trois ans, je l’ai retrouvée, l’hiver, dans un appartement très quelconque, loué tout meublé. Elle revenait là pour des raisons de famille, vivant séparée de son mari, un M. Vallier, propriétaire d’un haras en province, un homme fantôme qu’on ne risquait rencontrer nulle part. Mme Pauline Vallier sortait peu, ne fréquentait guère que les théâtres, cherchant à se distraire d’une neurasthénie commençante. Nous nous rencontrâmes dans un de ces endroits publics, puis ce fut le coup de foudre, de part et d’autre, la passion… et je n’ai pas su la garder, parce que je ne la sentais pas à moi entièrement. Il aurait fallu s’expliquer ou abdiquer mon indépendance, mon orgueil d’artiste, en un mot ma liberté à laquelle je tiens énormément… et qui, aujourd’hui, ne me sert à rien ! Je n’ai pas l’habitude de m’intéresser aux femmes en dehors de l’amour… est-ce que par hasard j’ai eu tort pour celle-là ?

J’étouffe sous ces plis lourds qui portent en eux tous mes soupirs, toutes mes anxiétés, les mille et une tortures d’un abandon que je m’imagine injustifié ! Non, je ne céderai pas plus à la tentation de chercher à rejoindre Mme Pauline Vallier que je ne consentirais à me mettre en suiveur, aux trousses de ma petite amie Bouchette. Je sais que Bouchette reviendra parce qu’elle m’aimera. Mme Pauline Vallier ne reviendra pas parce qu’elle ne m’aime plus.

Le vent tourne autour de ma cage de verre, on est en mars et il souffle furieusement pour chasser le vieil hiver qui s’obstine en des pluies glaciales. Sirloup dresse l’oreille, de temps en temps, au gémissement mystérieux du grand ancêtre qui va encore plus vite que lui, rase la terre, joue avec les brindilles ou s’élance à la tête des arbres pour les faire plier. Je regarde le platane décapité. Il a, sur la gauche, une petite boursouflure, comme un furoncle. Encore une de ces végétations malsaines qu’il va nous exhiber, lichen, ou champignon ! Il luit, dans l’ombre mauve, tel un corps exhumé, le corps d’un vampire dont on ne sait si l’existence végétative n’est pas un danger secret.

— Sirloup, allons dormir, mon chien. Le sommeil est la seule chose bienfaisante parce qu’il ressemble à la mort, tout en nous permettant d’assister à notre résurrection.