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Refaire l’amour/13

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J. Ferenczi & Fils (p. 140-152).
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XIII

Avec Bouchette, vêtue en jeune personne du meilleur monde, je suis allé aux Français, matinée, bien entendu, car nous ne pouvons sortir que le jour à cause du mari. J’essaie le poison des grands sentiments, noblement exprimés, sur cette nature si franche et si fraîche. Elle a écouté comme à l’église, en ouvrant ses yeux de moineau de toutes ses forces intellectuelles.

Je lui demande ses impressions.

— Ça me fait l’effet de la patronne de notre maison de confections quand elle nous déclare, à propos des modèles refusés, que la patrie est en danger, rapport à ce qu’on ne travaille plus que huit heures. Moi, n’est-ce pas, je ne suis que brodeuse, petite main, si vous voulez. Toutes ces belles phrases, ça me passe par-dessus. J’y peux rien.

Et puis nous sommes allés au concert de l’Olympia, nous avons vu les hommes de bronze qui lui ont fait peur et entendu une très vieille, sinon très absurde chanson, datant d’Aristide Bruant, je crois, une de ces berceuses de peuple qui sont stupides, mais dont les refrains obsédants contiennent peut-être toute la morale capable de l’émouvoir. Un refrain dans ce style :

On l’appelait Eva la blonde.
Elle n’avait plus de parents,
Et comme elle était seule au monde,
Sa famille, c’était ses amants.

Alors, Bouchette, les nerfs tendus, les mains crispées sur le bord de la loge, a éclaté en sanglots.

— Voyons, Bouchette, de la tenue. Vous allez nous faire remarquer. C’est idiot. Sans compter que vous vous enlaidissez.

Je suis furieux. Elle redouble. Son minuscule mouchoir est à tordre, voilà que ça coule le long de son corsage gris-perle. Il faudrait un parapluie. Je l’emmène brutalement chez un pâtissier des boulevards où elle se calme en voyant des gâteaux encore inconnus de sa gourmandise, le seul vice que je lui connaisse.

Dans la voiture qui nous ramène, je me fâche :

— Enfin, voulez-vous me dire, Bouchette, pourquoi vous vous attendrissez sur les malheurs d’une Eva-chat-perdu qui s’offre toute une famille d’amants ? Vous avez vraiment un petit cœur dépravé, ma chérie.

— C’est pas ma faute, monsieur Montarès. J’ai pleuré parce que c’est la vérité, cette chanson-là. On n’a plus de parents, et ce serait pourtant la famille, un amant qui vous aimerait… aussi pour tout le reste !

Je la serre contre moi en respirant son parfum de jeune fleur après l’orage, parfum qui domine l’heure choisie, laquelle heure, hélas ! tarde bien à sonner ! Je commence à ne plus savoir ni ce qu’elle veut ni ce que je veux, ce qui me force à vivre, en dehors d’elle, d’une existence de bâton de chaise. Je suis ensorcelé. Je n’ose pas la réduire à un rôle très vulgaire, parce que j’ai peur, précisément, de la vulgarité qui pourrait en ressortir, tuant tous les autres délicieux effets de sa nature primesautière. Les fleurs sauvages sont, à les regarder vivre en liberté, les plus exquises des fleurs, mais cueillies, mises dans un verre d’eau, elles se fanent très rapidement, se décolorent, tous les détails de leurs grâces disparaissent et bientôt il ne nous reste plus que… de l’herbe, une espèce de cheveux secs ou mouillés, tout au plus bons pour les bestiaux : du foin.

— Bouchette, je vous adore, en attendant de vous aimer, seulement je ne veux pas faire partie de la famille. Je préfère être tout seul, ou pouvoir me l’imaginer. Lâchez votre mari ou votre amant, et venez vivre chez moi. Nous ferons un charmant ménage qui durera un peu plus que toujours, c’est-à-dire longtemps, pour parler comme un poète dont vous ne goûteriez pas l’humour. Si vous redoutez la sévérité de Francine, laissez-moi grimper à la mansarde où l’on ne tient pas debout. J’y marcherai à quatre pattes. Je vous arrangerai cela comme un nid. Murailles au vernis blanc crème, frise au pochoir représentant des écureuils mangeant des noisettes, à moins que vous ne préfériez la traditionnelle guirlande de myosotis. Meubles en bois clair, lit, tendu de soie rayée pompadour… quoi ? Que voulez-vous de moi, Bouchette ? Je cherche… Je ne peux donc rien vous offrir, à cause de ce mari espagnol qui vous donnera, lui, des coups de couteau, s’il vient à s’apercevoir de vos fugues !

Elle me tend son sourire navré avec sa bouche et je me grise de cette rose rouge qu’elle me tient moins haut depuis quelque temps. Elle finira par se prêter par miettes, comme une demi-vierge.

— Voyez-vous, monsieur Montarès, on ne peut pas appartenir à deux hommes à la fois. C’est une idée que j’ai bien arrêtée dans ma tête, à cause des enfants.

— Mais, petite malheureuse, il sera Espagnol, votre mioche, si jamais vous en aviez un contrairement à mes intentions personnelles ! Vous feriez mieux, si vous tenez tant à ce genre de cadeau qui déplace les lignes, de vous adresser à un peintre sachant dessiner en français.

Et la voilà qui repleure.

Le plus terrifiant, c’est que Francine monte la garde autour d’elle. C’est mon modèle préféré, mais c’est aussi le sien, à elle, qui ne dessine pourtant en aucune langue. Francine l’habille, la déshabille avec des égards qu’elle n’a jamais eus pour les Jeunesses de ma collection. Elle est touchée, m’a-t-elle avoué, par l’honnêteté de cette enfant qui, m’accompagnant au théâtre ou au cinéma en des costumes de grande couture, des chapeaux du bon faiseur, n’emporte rien de chez moi, revêt, pour s’évader du pavillon, son pauvre petit tailleur de quatre sous et son manteau usé, quoique doublé de ciel. Bouchette redoute même les parfums, l’heure choisie, durant laquelle on a oublié la mansarde plus ou moins conjugale et elle se débarbouille, se frotte vigoureusement les joues, les oreilles, pour que ça ne sente pas si bon.

— Cette enfant-là, Monsieur, déclare Francine, c’est tendre et solide comme du pain complet. Elle fait un vilain métier, ça, c’est certain et je ne comprends pas pourquoi ses parents le lui laissent faire, mais elle est honnête : rien en dehors de la pose.

Avouer à Francine que ce n’est pas un modèle ordinaire, celui qu’on ne paie pas, même pour la pose ? Fichue situation ! Par moment je serais content de me rencontrer, nez à nez, avec le représentant de la maison espagnole, et mon fatalisme intérieur m’interdit toute provocation extérieure de ce côté-là. Une chose demeure indéniable, c’est que j’ai le tort d’avoir commencé. Heureusement que Bouchette ne songe point à me le reprocher : elle ignore la psychologie.

Aujourd’hui nous allons au Faubourg. Je suis très curieux d’étudier les réactions de la sensibilité de cette primitive, sous le choc des pensées bondissant dans une foule presque populaire. Le Faubourg n’a rien d’un théâtre et n’use de l’écran que lorsqu’un film est défendu. Ce n’est pas non plus la réunion publique où, généralement, on reçoit beaucoup plus de horions que de bons principes. On pourrait appeler ce pittoresque rendez-vous de, souvent, très mauvaise compagnie, l’auberge des idées. On entre là-dedans pour deux francs et on y entend discourir, ou déblatérer, les plus grands noms de l’intelligence, que l’on a, pour quarante sous, la permission d’interrompre, à la seule condition, pas toujours respectée, de se montrer bref et courtois.

Néo Soldès, le directeur fondateur de cette école du libre propos, est un beau jeune homme tenant à la fois du tribun et de l’acteur, conservant le plus merveilleux sang-froid au milieu des plus violentes polémiques, rompu à tous les exercices de force physique ou intellectuelle, véritable gamin de Paris quant à la vivacité des répliques, toujours armé du sourire du dilettante et capable de maîtriser, avec la même persuasion de geste, l’ouvrier champion des revendications sociales un peu bu et l’intarissable poète de salon, rendant, sur les spectateurs horrifiés, tous les thés de la Muse. Cette étrange association de gens qui ne se connaissent pas entre eux donne les résultats les plus inattendus à une époque où sévit la manie du discours pour le discours. On y apprend des choses. C’est la conférence contradictoire, moins le compère monotone. Les rafales d’injures et les ovations y prennent une sincérité qui ne va pas sans grandeur. Des orateurs connus aux interrupteurs inconnus, règne une sorte de fiévreuse intimité d’où finit par jaillir la passion de la lumière. Si à la Chambre des députés on se vend, au Faubourg on se donne et malgré la véhémence des polémiques, c’est vraiment de l’art… j’allais dire de l’amour, car, en sociologie, l’amour ce serait, peut-être, de préférer le bien de la cause, ou du pays, à un triomphe de jolies petites combinaisons aussi moralement sales que la chemise de la prostituée. Je me hâte d’ajouter que je n’ai aucune opinion, pas plus en peinture qu’en politique, mais je n’ai jamais pu serrer la main d’un député, sans, au préalable, mettre des gants. Royaliste ou communiste, il a toujours touché quinze mille francs pour ça. La France a vraiment tort de s’encombrer de souteneurs, alors qu’elle est encore assez belle pour avoir des amants.

— Comment faut s’habiller ? demande timidement Bouchette.

— Le plus simplement possible, chérie. Vous rencontrerez là des ouvrières comme vous qui sont, comme vous, très intelligentes et aussi quelques grues de lettres espérant épater le public par la somptuosité de leurs atours. Rangez-vous du côté de vos sœurs, les jolies midinettes. J’aimerais à vous voir en cheveux !

— Mais à cause de vous, ce ne serait pas très convenable, monsieur Alain Montarès, puisque vous allez être accusé. Enfin, de quoi vous accuse-t-on ?

Je ris. L’enfant est inquiète parce que mon album intitulé : Jeunesse, du titre de la première gravure, où sa bouche fleurit au bout de la tige d’un fourreau de satin blanc, va passer devant les pittoresques assises du Faubourg. Néo Soldès me fait beaucoup d’honneur… Comment expliquer à cette gamine sauvage que les contradictions, les critiques, les cruautés, voire les injures, c’est de la réclame pour une œuvre sans grande prétention artistique ? J’ai fait ce que j’ai pu… je devrai le reste à Bouchette. Ne nous frappons pas !

Elle va s’habiller mystérieusement dans le cabinet de toilette de mon atelier et j’entends Francine lui recommander de ne pas oublier de bien boutonner son vieux manteau, sa petite étole de lapin rasé, ou elle aura froid. Elle exagère, Francine ! Le tailleur de demi-saison me paraît justement de saison.

Je renvoie ma voiture et nous prenons un taxi.

La salle est comble, archi-comble. C’est celle d’un théâtre sans prétention au luxe avec une entrée modeste, un contrôle bon enfant qui laisse passer les gens sans leur infliger des vexations saugrenues. À deux heures et demie, tout le monde est là. Sous le rapport de l’exactitude, le Faubourg se montre royalement poli. Il n’est pas rare, même, de voir des groupes de spectateurs attendant l’ouverture de la salle en grignotant quelques vagues charcuteries, le lion populaire s’aiguisant les dents !

Bouchette est en cheveux, dans une coiffure que je trouve un peu négligée, rappelant celle de ma Jeunesse. Je n’ai pas le courage de me plaindre, cependant je préférerais ne pas nous faire trop remarquer.

Parmi les spectateurs, je distingue une bande de joyeux rapins, détestant les vieux maîtres d’instinct, ce en quoi ils ont souvent raison, car l’habitude du succès engendre la monotonie de l’œuvre.

En marge des vieux maîtres et des jeunes écoles, je ne leur représente guère qu’un indépendant qu’ils connaissent mal et dont les procédés ne font l’objet d’aucun manifeste. Moi je ne manifeste pas, je travaille. Et quand j’ai le temps de m’ennuyer, je m’amuse. Il serait plus franc d’avouer que je m’amuse toujours, mon travail étant, par excellence, la recherche de la beauté sous toutes ses formes et de la vérité aussi nue que possible.

La cérémonie se déroule selon les rites coutumiers. Un ami fait un éloge trop poussé de mes pages d’album, ce qui attire une réplique d’un Monsieur grincheux, critique d’occasion, qui déclare que je n’ai jamais su dessiner.

Immédiatement, la bande qui eût été contre moi si on m’avait découvert un talent académique, tombe sur le Monsieur et, comme celui-ci n’a pas d’estomac, il perd pied, abandonne. Des camarades épars dans la salle se rallient, sifflent ou applaudissent ; la mêlée devient générale. On entend, dominant le vacarme, la voix pointue d’une dame que je ne connais pas :

— À bas la pornographie ! À bas la Jeunesse !

À laquelle voix pointue répond un cri rauque de phoque sortant de l’eau :

— Enlevez le pornographe, c’est un monstre qui déshonore la peinture et les femmes !

Intérieurement, je me tords, mais Bouchette a des larmes plein les yeux. Elle est debout, bien cadenassée dans son vieux manteau et sa petit étole de lapin rasé. Elle a visiblement envie de dire ou de crier quelque chose. Ses mains nerveuses se cramponnent au rebord de la loge. Elle est, devant cette foule rugissante, trépidante, comme la souris en face du chat.

Comment Néo Soldès a-t-il pu deviner l’état d’âme de cette enfant et surtout… ce que j’ignore encore moi-même ? Je le vois sauter, d’un bond, de la scène où il trône, entre des pancartes barbouillées de phrases énormes : « Les insultes ne sont pas des arguments. » « On est prié de ne pas tuer l’orateur avant la fin de son discours. » « Ne jetez pas de croûtes de pain aux animaux de la ménagerie, car le pain augmente tous les jours ! » Il fond sur Bouchette, tel l’oiseau de proie sur une tremblante bestiole et il l’enlève à bout de bras. Je n’ai même pas le temps d’intervenir. Bouchette, la pauvre Bouchette, hypnotisée par ce terrible garçon, va faire ses débuts, elle monte sur une scène… autant dire qu’il l’y porte, et j’assiste à un coup de théâtre que ni moi, ni Bouchette, ni Néo Soldès n’avait pu préparer, un vrai coup de théâtre, au moins pour nous trois.

Bouchette enlève fiévreusement son manteau, sa petite étole de lapin, secoue ses chevaux qui s’écroulent et… je vois apparaître la Jeunesse de mon album, la jolie fille en fourreau de satin blanc, si intime avec sa chair, ce fourreau, qu’en dépit de la décence montante de la robe, elle semble nue.

— Voilà ! fait Bouchette d’un accent désespéré qui retentit dans la stupeur d’un instant de silence. C’est moi la Jeunesse et il ne m’a pas déshonorée ! Vous êtes tous des lâches !…

Je ferme les yeux, comme sous le coup de fouet cinglant d’un éclair, et la foudre, le classique tonnerre d’applaudissements, bouleverse toute la salle.

C’est une Phryné d’un genre absolument inédit, le genre chaste, qui gagne mon procès, car, en France, nous sommes encore à Athènes, où les héliastes sont toujours pleins d’indulgence pour la beauté naturelle : nous aimons le soleil levant.

C’est égal, si je ne deviens pas le plus heureux des hommes, j’en serai, certainement, le plus ridicule. Je gronde Bouchette, j’ai envie de la battre.

Elle me répète, désolée, sanglotant sur mon épaule :

— Je vous le disais bien que je n’étais pas faite pour aller dans le monde !…