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Refaire l’amour/22

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J. Ferenczi & Fils (p. 246-258).
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XXII

Quelqu’un qui marque mal, pour employer l’expression vulgaire dont s’est servie Francine.

— Alors, comme ça, monsieur Montarès, mon nom ne vous dit rien ? gronde ce quelqu’un, les poings crispés.

Il est férocement peuple, a les maxillaires trop développés, un teint blême que lui procure, sans doute, ce jour crépusculaire de mon atelier, mais il n’est pas aussi mal que le pense Francine, car ses yeux sont franchement appuyés sur les miens. Il n’a ni peur ni désir de ruser devant plus fort que lui. Je sens que la chose qu’il vient chercher ici lui paraît son bien, son droit, et s’il est primitif, ce droit-là, il ne le cédera pas contre un droit beaucoup plus légal ou une menace. Ce personnage n’est pas dans la société, il est dans la vie et se moque absolument de l’entourage. Il me plaît.

— Oui, continue-t-il, Jules Nordin, et ma sœur s’appelait Henriette Nordin, quoi ? Vous n’avez pas la mémoire de vos modèles, Monsieur le peintre des jolies filles, celui qui le fait à la pose ?

Bon ! J’y suis. Du chantage ! Mon brave garçon, très peuple, est le frère, ou le souteneur d’un de mes modèles, lequel modèle se sera prétendu la victime d’une séduction. C’est amusant car, sur ce chapitre, il n’y a pas plus respectueux que moi vis-à-vis d’un modèle non consentant. Je n’en connais pas beaucoup dans le genre où je travaille qui est le genre léger, mais il en existe et je ne joue pas à ce mauvais jeu, d’abord parce qu’il gâche les ensembles et ensuite parce que je ne vois pas la nécessité de violer une femme puisque, fatalement, on peut toujours l’obtenir de bonne volonté en y mettant le temps ou le prix,

— Mon ami, dis-je sans le lâcher du regard et la main appuyée derrière moi au dossier de ma chaise, j’ignore de quelle jolie fille vous venez me parler. Il en est passé un certain nombre chez moi. Je les ai toujours rétribuées selon leurs prétentions. Je n’ai jamais séduit personne parce que le travail est mon but, au moins quand je dessine. Maintenant comme j’ai fait la guerre autant que vous, je vous jure, sur ma conscience d’ancien combattant, que je n’ai jamais entendu prononcer le nom de Mademoiselle votre sœur. C’est, d’ailleurs, tout ce que je peux vous jurer.

— Ma sœur n’était pas une demoiselle, répond Jules Nordin brutalement, c’était une ouvrière, une honnête ouvrière que vous avez débauchée. Henriette Nordin est venue ici, j’en ai la preuve, et elle en est sortie enceinte, vous m’entendez, son enfant est de vous, vous ne pouvez pas le renier. Malgré que ce pauvre gosse ne puisse pas encore parler, il crache déjà votre nom par ses yeux, ses grands yeux d’innocent.

Abasourdi, je suis pris entre l’envie, vraiment irrésistible, de rire au nez de ce garçon qui m’attribue, si généreusement, une paternité de circonstance et le désir de le reconduire jusqu’à la porte en m’entourant de toutes les précautions d’usage.

Et son visage aux traits ramassés, son air de jeunesse réelle qui adoucit la dureté de son regard, me donne une étrange sensation de pitié. Il faudra bien le forcer à se retirer et j’ai besoin de l’entendre m’en dire davantage, le bizarre caprice de l’apprivoiser. Je marche sur lui. Je lui pose, très doucement, presque tendrement, la main sur l’épaule.

— Voulez-vous, Jules Nordin, me raconter votre histoire plus tranquillement, sans menace et sans geste inutile, en me donnant des détails qui finiront peut-être par m’éclairer au sujet de la jolie personne en question ? J’ai pu la connaître et, si je suis bien certain de ne pas être le père, je ne nie pas, d’avance, l’avoir fait poser pour… autre chose. Il ne me semble pas nécessaire, à cause de ça, d’en venir aux démonstrations bruyantes, parce que je pense que nous n’avons pas plus froid aux yeux les uns que les autres, le gosse y compris.

Il s’assied sur le fauteuil où je l’ai poussé, le front bas, l’air têtu, ses mains rouges abandonnées sur les bras de ce siège et il est, tout d’un coup, très ennuyé de se voir là.

— Quand on aura causé, je parie bien, qu’on ne se plaira pas davantage, monsieur Montarès, gronde-t-il. Oh ! ce n’est pas la première fois qu’on se rencontre ! Je vous ai déjà vu, l’année dernière, au cirque de Paris. J’étais debout, derrière vous, je vous ai appelé par votre nom pour savoir si je ne me trompais pas, pour vous reconnaître, de mémoire, seulement vous étiez avec une poule de luxe. Je me suis défilé quand vous vous êtes retourné. Ce que j’avais à vous dire, ça ne regardait pas l’autre. Elle aurait tout empêché. Les femmes sont tellement rosses entre elles ! À ce moment-là, on faisait déjà des scènes à ma sœur rapport à son état. Oui, je vais vous conter la chose en détail. Ma mère et moi nous crevons de la vie chère qui augmente tous les jours. On est paré pour deux, pas pour trois. Le logement est déjà plein, vu que nous couchons tous dans la même chambre. La mère fait des ménages, moi, je suis ouvrier électricien, ce qui est un bon métier quand on ne chôme pas à cause des accidents. J’ai eu un bras brûlé par un appareil, un matin dont je me souviendrai. J’ai vu passer la mort, là-bas, dans les tranchées, mais, quand on se bat, c’est, naturellement, pour en finir avec la chienne d’existence, tandis que quand on travaille, c’est pour la gagner, alors, comme de juste, c’est moins drôle ! Voilà : j’avais une sœur, elle est morte, elle, à la Maternité en accouchant d’un garçon et il n’y a pas à vous en garer, ce gosse-là est de vous, j’en remettrai mon bras au feu ! Ma sœur nous l’a caché tant qu’elle a pu. Pourquoi ? Ça, j’en sais rien. Sans doute qu’elle avait le béguin pour vous et qu’elle voulait pas qu’on vous ennuie, mais pour ma mère comme pour moi, il est signé, le môme… Après la mort d’Henriette on a été forcé de se charger du petit. On ne pouvait ni le mettre aux assistés ni au ruisseau. La mère, qui n’a jamais pu sentir sa fille, s’est entichée de son petit-fils ; moi, je n’ai pas perdu la carte. Faut vous dire que les sentiments de famille, c’est pas mon fort ! J’ai vu, d’un coup, qu’on allait à la faillite. histoire de soigner l’héritier d’un Monsieur dans la haute et ça ne se doit pas. Vous nous aiderez, foi de Jules, ou nous verrons à nous mesurer les coudes. Oh ! je sais que vous allez fourrer la police entre nous, puisque la recherche de la paternité est interdite dans notre cochon de pays, mais si on veut vous flanquer la bonne aventure au coin d’un journal, et on trouve toujours une feuille dévouée aux intérêts du peuple, au jour d’aujourd’hui, ça ne vous fera pas rigoler parce que vous êtes dans les huiles. Si vous êtes libre de faire des bêtises, vous avez tout de même l’orgueil de ne pas les avouer en public, hein ? Nous avons découvert le pot aux roses, rapport à ce que ma dinde de sœur tenait trop à le cacher. Un jour à l’hôpital, je lui ai montré un numéro de ce grand illustré qu’on appelle La femme à Paris et…

À ce passage du récit de Jules Nordin, je bondis sur lui, je lui prends les poignets et je crie, ivre d’une douleur que je ne peux pas maîtriser :

— Bouchette est morte ! Vous êtes le frère de Bouchette !

Il y a un moment de silence terrible.

Jules Nordin se lève, à son tour. Nous nous regardons, non plus comme deux ennemis, mais comme deux hommes brusquement plongés dans une commune misère.

— Ah ! oui, Bouchette ? balbutie-t-il. Vous ne la connaissiez pas sous son vrai nom ? Faites excuses, monsieur Alain Montarès, je ne savais pas cogner si fort !

Je cours à un de mes cartons et après une recherche fébrile, j’en retire une épreuve de ma Jeunesse, la belle fille en fourreau de satin blanc qui élève au-dessus de sa tête une botte de mai rose dont les fleurs s’éparpillent dans ses cheveux dénoués.

— Regardez bien. C’est elle, n’est-ce pas ?

Jules Nordin hoche le front. Son regard s’embrume, se mouille. Ça ne dure guère, il se redresse, les poings serrés :

— Oui, c’est Henriette Nordin. Maintenant, faudrait voir à réparer, monsieur Montarès.

Je m’appuie sur la chaise que je viens de quitter, mes mains tremblent :

— Écoutez-moi à votre tour, Jules Nordin. et répondez-moi franchement : votre sœur n’était donc pas mariée ? Elle prétendait avoir épousé un étranger, un Espagnol…

— Elle vous a fait croire ça, riposte l’ouvrier électricien revenu à la préoccupation de ses intérêts particuliers. Alors, quoi, vous en savez aussi long que moi. Pas la peine de se disputer, en effet. Donnez-moi la somme ronde et je me tire d’ici. Vous n’entendrez plus causer de moi.

— Non, je n’ai jamais cru qu’elle fût mariée à cet Espagnol qu’elle prétendait si jaloux. Donc c’était son amant. Pourquoi espérez-vous me faire endosser la paternité d’un homme qu’elle… me préférait ?

Je contemple la souriante vision de Bouchette. jeune, svelte et fine comme une jolie nymphe tout enivrée de printemps, sa bouche épanouie comme une rose au soleil. Or, cette bouchette-là est morte en couches, déformée. abîmée, roulée aux abîmes de la grande marâtre, notre mère, la Terre, qui exige de nous la procréation… ou la mort.

Jules Nordin reprend d’une voix sourde :

— Ben oui, c’est l’Espagnol qui a fini son malheur, à la pauvre fille. J’ai su tout ça par les délires de la fièvre qui l’a emportée. Ma sœur, inutile de vous charrier, n’est-ce pas ? je sens bien que vous n’avez plus envie de vous moquer d’elle, s’était collée depuis ses quinze ans avec ce garçon-là, un renfermé, très bûcheur, mais un mauvais type avec les femmes. Il voulait, j’en suis certain à présent, la lâcher une fois sa pelote faite en France et s’en retourner au pays sans y traîner une étrangère. Il n’a jamais voulu l’épouser, malgré qu’elle y tenait ferme, elle, à la mairie. Henriette patientait, elle ne rêvait que gosse et mariage. Dès qu’elle s’est vue enceinte elle a fait le possible pour lui faire légitimer son état, mais l’Espagnol l’a abandonnée comme il le lui avait toujours promis si ça lui arrivait. Ah ! ça, il ne lui mâchait pas les mots. Au lieu d’aller chez Monsieur le Maire, il a pris le train sans lui laisser sa nouvelle adresse, oui ! Oh ! je comprends bien que vous l’avez belle, monsieur Montarès (et l’accent de Jules Nordin devint presque respectueux). Vous avez le droit de nous dire que, lorsqu’il y a deux mâles dans la vie d’un pauvre femelle, on ne sait pas qui est le père, d’autant mieux qu’elle ne vous a rien demandé, trop fière pour ça…

— L’enfant est bien portant ?

— Un beau petit garçon d’à peine deux mois, mais s’il a la bouche de votre Bouchette. il a des veux nui ressemblent aux vôtres. c’est à crier… Donnez-moi seulement une petite rente pour nue nous l’élevions proprement. Vous verrez que vous ne vous en repentirez pas. Vous êtes riche et sans légitime pour vous embêter de ses reproches. Nous ne demandons pas le Pérou… et puis vous n’êtes pas forcé de venir le voir car, je saisis votre idée, c’est tout de même un peu aussi le gosse à l’Espagnol, un sale type ! Quand on se partage entre deux hommes…

— Est-ce qu’elle est morte sans jamais avoir parlé de moi, prononcé mon nom ? Elle n’a jamais rien avoué de nos relations ?

Jules Nordin tire un portefeuille crasseux de sa poche et il en sort un carton, un morceau de bristol, une invitation à dîner chez le peintre Carlos Véra. Il me montre, au dos de ce carton, le profil de Bouchette avec celui du grand cygne voguant sur un lac.

— Ça, Monsieur, nous l’avons trouvé sur sa poitrine quand on l’a emportée pour ses couches. Elle était tombée de faim au milieu de sa mansarde dont elle payait le terme bien régulièrement en se privant de tout. Elle n’a jamais su que nous l’avions reconnue dans le numéro de l’illustré où on avait reproduit son portrait et que nous vous cherchions parce que l’Espagnol, en se défilant, avait raconté qu’elle se parfumait trop pour être restée honnête.

Un silence.

Le douloureux calvaire se déroule devant moi et la petite folle, entêtée, le monte péniblement, courageusement. Ce qu’elle veut, c’est le mariage, le ménage reconstitué par le berceau. Qu’est-il arrivé ? Un de ces accidents mystérieux de l’amour charnel qui emprunte le désir de l’amour idéal pour en faire une implacable réalité ! Elle est enceinte, et elle est bien sûre que son enfant peut avoir un père légal, elle avoue cette réalité, toute naturelle, ne revient plus chez moi, prie, supplie le père de consentir enfin à la réhabilitation. Seulement, il y a le parfum, ce parfum coûteux et tenace dont elle me disait : « S’il n’en connaît pas le nom, il sait bien que je n’ai pas les moyens de me l’offrir ! » Ah ! la qualité du parfum, qui révèle aussi la qualité de la liaison ou de l’amour !… L’odeur du luxe précédant la luxure ! L’empreinte de celui qui guette son heure et a la lâcheté de ne pas céder, simplement par dilettantisme ou par précaution contre les beaux emballements.

(L’autre aussi attendait peut-être son heure et si je n’avais pas tué la bête, si je n’avais pas, oh ! sans le vouloir, sacrifié la chair…)

Quelle différence existe-t-il entre cet obscur Espagnol, ce hibou sauvage et sage, retournant dans son pays, revenant à sa race, lui sacrifiant la chair, sa propre chair, et le libertin égoïste, l’amoureux superficiel ?

Je n’ai pas compris ni deviné le drame, je n’ai pas cherché à secourir celle qui en était réellement la victime, qui en mourait, tuée par moi plus sûrement que je n’ai tué mon chien !

Je ne pleure pas. J’émiette sous mes doigts nerveux un pinceau frêle et je regarde, hypnotisé, tomber dans le vide les menus éclats tournoyants.

Jules Nordin est ému autant que peut l’être une brute. Il est passagèrement saisi de ce trouble qu’apporte avec elle une mort pitoyable, la fin d’une malheureuse petite fille sentimentale. Lui, c’est un homme vulgaire, plus habitué aux soucis matériels qu’à l’analyse des complexités d’un désespoir d’amour. Il ne me menace plus. Il attend. Pour lui, je suis l’amant de sa sœur, le père de l’enfant, celui qui doit payer pour l’autre qui est parti, est redevenu l’étranger.

Je respire longuement, fortement, et, très calme, tout à coup, scandant mes mots comme si je voulais en graver chaque syllabe dans le cerveau de ce pauvre diable, ce cerveau borné par l’impérieux besoin de vivre, l’odieuse vie commune, je dis :

— Demain on ira chercher à l’adresse que vous allez me donner l’enfant d’Henriette Nordin, votre sœur, ce petit garçon que je ne connais pas et je le ferai élever ici, chez moi. Puisqu’il est orphelin, qu’aucun père, légitime ou non, ne peut le réclamer, je le reconnaîtrai. J’en ferai mon fils et un Français, de vraie souche française. Votre sœur, celle que j’appelais Bouchette, était une très honnête fille, Jules Nordin. Il ne me plaît pas que vous en doutiez un seul instant. Je réglerai avec vous tous les comptes que vous voudrez bien me soumettre au sujet des dépenses que vous avez dû faire pour elle ou pour lui. Mais j’entends demeurer le maître des destinées de mon enfant. Vous ne vous en occuperez plus.

Je suis allé, tout droit à mon but, comme la pierre lancée. Agir autrement ne me serait pas possible.

Je vois la branche de l’arbre desséché qui repousse plus vigoureuse et plus belle. C’est ma race, à moi, qui va renaître, refleurir miraculeusement.