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Refaire l’amour/21

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J. Ferenczi & Fils (p. 237-245).
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XXI

Je suis resté très longtemps absent et je reviens chez moi comme un étranger qui a perdu l’habitude de vivre à la même place. Tout m’importune et me cause un étonnement de mauvais goût. Suis-je guéri ou encore malade ? Je trouve la maison trop petite, le jardin inutile, ses trois arbres centenaires trop grands et cette vasque, ce miroir de poche d’une eau sombre, où je me vois en noir, me fait sourire de pitié.

Francine, qui m’accompagne dans ma promenade autour de ma cage parisienne, m’explique, les yeux mouillés d’émotion, les différents changements survenus pendant mon absence et elle parle à voix basse comme si quelqu’un était mort.

— Vous aviez bien recommandé de lui donner de l’air et de la lumière à cet arbre, et nous avons fait venir des ouvriers pour enlever le toit et arranger les châssis pour qu’on puisse les lever ou les baisser selon le beau ou le vilain temps. Ah ! Monsieur ! Ces ouvriers de huit heures… il y en a un qui a posé son échelle juste sur la branche du platane et l’a cassée au ras de l’écorce ! Quand on pense que tout ce qu’on faisait c’était pour elle ! Mais que Monsieur ne s’en désole pas. Le printemps prochain vous verrez une autre pousse. Je le sais bien, moi, qui en ai détruit le germe si souvent. J’y veillerai, Monsieur, je vous le promets.

Je hausse les épaules. Au fond, l’aventure de la branche cassée ne me touche pas énormément.

— Et le portrait ?

— Selon les instructions de Monsieur, on l’a emballé, roulé et cacheté, porté à l’adresse laissée par Monsieur. On a retiré un reçu de la patronne de l’hôtel de Flandres, mais on n’a pas d’autre preuve de son arrivée chez cette dame qui a eu si peur d’être mordue.

Je m’arrête devant un parterre de pensées flétries, ayant dû fleurir, du violet brun au mauve rose, le carré de gazon, un peu surélevé, qui recouvre la tombe de Sirloup. C’est là que je l’ai fait allonger dans sa pose de chien héraldique, le museau appuyé sur ses deux pattes en croix. Mon Sirloup ! Là je ressens un violent spasme de douleur intérieure. Je ne me rappelle plus, de la femme, que la mort du chien ! Tout est aboli, détruit, assassiné, nuis j’entends encore l’aboiement lugubre de mon compagnon de route. Il m’a suivi pendant tous mes voyages et je me suis retourné bien souvent pour l’écouter derrière ma voiture, après laquelle son ombre douloureuse courait.

— Mon pauvre chien !

— Nous y pensons aussi. Monsieur, murmure Francine émue, quand nous fermons les portes, le soir. Avec lui on dormait sur les deux oreilles. Mais on ne peut pas blâmer Monsieur de l’avoir tué. Il n’était que temps ! Il aurait fait des malheurs. C’est un miracle qu’il n’ait pas atteint Monsieur ou la dame. Pour la serre, nous avons dû en ôter les meubles et les rideaux, comme de juste, parce qu’on ne peut pas prévoir, du soir au matin, une averse. Ces ouvriers nous ont laissé le toit en réparation pendant les mois de chaleur ; alors, on craignait les orages.

— Il faudra tout simplement démolir la serre. Je n’ai pas besoin de cette pièce pour mon usage particulier et on rendra l’arbre, vivant ou mort, à la nature qu’il n’aurait jamais dû quitter. Je vous remercie, Francine, vous avez agi pour le mieux, selon votre coutume.

Oui, tout est en ordre. Tout est fini. Aucun espoir n’est permis sur cette ruine, ces décombres d’une existence secrète que j’ai dévastée moi-même. Or, je ne souffre plus. Seule, cette perte du chien me semble intolérable depuis mon retour parce que j’ai le loisir de penser. Le roulement de ma voiture m’a tenu lieu de jazz-band pour extérioriser mes supplices, les vaporiser au vent de la course, mais ne vont-ils pas reprendre leur lancinante acuité au milieu de ce repos total, de ce silence de cimetière, puisque mon jardin en est devenu un, recèle la victime d’un crime ignoré dont le mystère, le miracle, m’accable ?

Il est très curieux de constater combien un souvenir peut être à la fois féroce et puéril. Aurais-je regretté cette femme énigmatique comme je regrette mon pauvre Sirloup ?

En m’interrogeant sérieusement, minutieusement, en juge d’instruction qui recherche la culpabilité dans les moindres mobiles, je ne le crois pas. Chose singulière, je l’ai tuée elle-même plus sûrement en tuant Sirloup à sa place, parce que l’intention domine certainement le fait.

Près d’un an de bruits et de mouvements plus ou moins désordonnés à travers des pays neufs, dans les palaces ou les auberges, n’ont pas effacé la silhouette du grand animal dressé par l’horreur et la stupeur devant le corps humain que je visais, ce corps qu’on m’avait vu couvrir de ferventes caresses. La bête se dévouant au nom de son instinct, de sa passive obéissance à mes ordres, ne s’attendait pas à être récompensée par cette affreuse douleur lui broyant le crâne. Qu’a-t-il compris, mon chien, dans cet éclair du coup de feu le foudroyant aux pieds de celle qu’il protégeait, gardait, uniquement parce que je l’aimais, moi, son maître ?

Nestor m’a suggéré, respectueusement, l’idée d’avoir un autre chien. J’ai failli me mettre en colère, violence incompréhensible pour ce brave homme, colère d’autant plus aveugle que je pourrais concevoir, jusqu’à un certain point, le remplacement de la… femme !

Je travaille, je classe mes croquis de voyage et je pense à un album de souvenirs sur des vieux châteaux entrevus par de beaux couchers de soleil ou de pâles brouillards du matin.

Déjà s’entassent les cartes, les jolis cartons glacés des amis et des amies, invitations pour les thés, les déjeuners, les dîners où l’on rencontrera les mêmes gens, les mêmes femmes, les jeunes avant un peu vieilli, les vieilles avant rajeuni beaucoup. Il suffit de quelques mois d’une nouvelle mode pour changer les physionomies, mais ce sont toujours les mêmes propos : « Que nous préparez-vous, cher maître ? Que nous rapportez-vous de vos courses ? »

Puis ce sont les modèles qui sollicitent gracieusement mon attention par des promesses dont quelques-unes sont pleines de sous-entendus naïfs.

Et le jour vert commence à descendre plus ambré et plus rose, telle une eau mêlée de rouille de fer ou de sang séché, avec de temps à autre, pour percer ce jour triste, d’un cri en coup de couteau, le grincement des gonds de la grille qui appellent je ne sais qui au secours de je ne sais quoi.

Je suis à l’étage, dans mon atelier, devant une ébauche d’ancienne abbaye qui me donne heureusement du mal à reconstituer d’après mes notes. Je dis : heureusement, parce que les travaux faciles ne m’intéressent plus du tout. J’ai laissé en plan une jolie esquisse de paysanne du Piémont, n’étant pas très sûr que cette jolie femme-là ne représente pas un travesti d’opérette loué par l’hôtel que j’ai habité un soir de panne. Mon chauffeur a dû aller me chercher ça dans une maison louche pour me faire attendre la réparation urgente qui s’est éternisée trois jours, grâce à l’obligeance du modèle.

Mais le rayon de lumière tombé de ce cintre, de cette voûte effondrée qui laisse jaillir le ciel en fusée bleue du trou de sa blessure à jamais béante ? Quelle couleur me rendra mon impression que j’ai été obligé de noter avec un mauvais crayon gris.

— Monsieur, murmure Francine, arrivée jusqu’à mon chevalet, dans son glissement de souris, il y a un homme qui insiste pour vous voir. Je préviens Monsieur qu’il marque mal.

Je lève la tête. Le visage de Francine est fermé comme lorsqu’elle est hostile à un visiteur.

— Eh bien, renvoyez-le. Je n’attends personne ce soir, et je vais sortir.

— Je dois dire à Monsieur que ce garçon me paraît fort entêté. Il a déclaré qu’il était Jules Nordin et que ça vous apprendrait quelque chose. Alors, je suis venue…

— Jules Nordin ? Non, ça ne m’apprend absolument rien. Savez-vous ce qui l’amène ?

— Il ne veut pas m’en parler à moi. Il prétend que son nom suffira pour que Monsieur le reçoive.

— Ah ! Jules Nordin, Jules Nordin… Il vient peut-être de la part de quelque fournisseur.

— On n’a jamais rien à réclamer à Monsieur. Nous ne laissons pas traîner les factures, Monsieur le sait bien. Ce Jules Nordin-là m’a tout l’air d’un apache : une casquette, des mains rouges, une mauvaise figure. De trente à trente-cinq ans. Il a d’abord parlé poliment, puis, il a haussé le ton en disant qu’il était un ancien combattant ; alors, mon mari qui rempotait des fuchsias est arrivé pour savoir de quoi il retournait et ils sont encore à discuter sur le perron.

— Francine, faites-le entrer. On doit toujours recevoir un ancien combattant… surtout quand il a une mauvaise figure.

— Mais, Monsieur…

— Allez et lorsqu’il sera ici, qu’on nous laisse tranquilles, hein !

Francine s’en va. Elle n’est pas très rassurée. Je me remets à peindre. Le crépuscule descend. Ce jour vert ambré, moitié soir d’automne, moitié soupirail de cave, ne convient pas du tout à mon étude. Il faut l’abandonner. Je me lève, repousse le chevalet, prends la petite toile que je confronte avec une grande glace et je me vois. Je ne vois plus que moi.

J’ai vieilli en ces longs mois de fuite hors de moi-même. Le vent de la course, de cette promenade folle qui ressemblait plutôt à un défi au bon sens, a imprimé des plis sur ma peau, là sur mon cou, a froissé mon visage qui n’est plus que le masque grimaçant du beau Montarès. Combien de temps tiendrai-je encore en me soignant, moi, qui ai le mépris de tous les soins et dont la santé me fait oublier mon âge ? Il me demeure, pour plaire, un sourire amer sur des dents prêtes à mordre, mes yeux sombres qui vivent de l’intense chaleur de la passion quand ils sont passionnés, mais qui deviennent terriblement graves dès qu’il ne regardent plus avec amour… et je suis dégoûté de l’amour sans amour. J’ai… de nouveau, la fureur d’aimer et il me faudrait peut-être découvrir un objet digne de cette fureur.

Toute ma personne, dans ce veston d’intérieur de velours noir, me retourne une vision de deuil, un deuil de fantaisie que je n’ai pas conçu, mais que je subis, malgré moi, en dépit de ma coutumière simplicité, une austérité un peu théâtrale qu’accentuent les mèches grises et rebelles de mes cheveux. Cet Alain Montarès là, dans la glace terne, haute comme la paroi humide d’un puits, dans ce miroir de tout son passé, est en train de s’enfoncer dans la légende, une brume l’estompe, un gouffre l’attire.

Derrière lui la porte de l’atelier s’est ouverte et Jules Nordin, l’inconnu, pénètre. Je me retourne, je souris :

— Eh bien, mon ami, que désirez-vous ? Mes domestiques vous ont fait attendre ? Ils ont eu tort. Asseyez-vous là. Je vous écoute.