Sabbat (1923)/Hommage

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J. Ferenczi et Fils (p. 253-256).

HOMMAGE

Parfois, l’amour change d’armes, de fortune, de jeux, de tunique, de couronnes, de demeures, de nom. Ce soir, il ne lance pas la flèche, mais il fait du soleil avec son glaive, sur une tête exécrée, et, en vérité, la mort s’approche. Ce soir, ce n’est pas de sa fantaisie qu’il est riche et de la fleur à laquelle il donne, parfois, des yeux de fée, mais d’un sac rempli de pierres à lapider et qu’il porte avec ferveur, comme un méchant vagabond, sur ses épaules solides. Ce soir, il ne danse pas, mais il rit comme on fouette des bêtes…

Ah ! ah ! ce soir, ce n’est pas d’azur rédempteur qu’il est vêtu, mais de pourpre sans espoir, du pire rouge : du liturgique, et il se garderait de se montrer nu, car il sait que la ressource du Diable est dans le vêtement, et, pour un peu, l’amour, ce soir, prendrait la défroque d’un moine ou d’un damné, c’est à-dire la cagoule, car il a ses yeux à cacher.

Ce soir, il a, autour du front, le serpent de fer animé et venimeux, mais non la rose légère, et, quittant ses palais où les illusions rient, en robe blanche, aux fenêtres, il ouvre les antres cyclopéens et dérobe aux dieux difformes, le rocher, la foudre et le cri.

Sais-tu quel nom il prend ce soir ? À quoi bon te le dire ? Tu le connais, déjà.

Mais sache que l’amour te charge, ce soir, de tous les crimes mentaux que j’ai commis, de tous les péchés de mes instincts et de ma connaissance, qu’il met, dans tes yeux, mes nuits sans rêves, ces nuits où les morts nous remplissent, comme des sacs vides, de toute l’horreur et de tout le néant…

Sache qu’il pose, sur ta bouche, mon poing fermé, qu’il arrose, sur ton front, mon âme de pétrole, qu’il l’allume comme un incendie qui ne doit plus s’éteindre.

Sache qu’il me fait te crier : « Mon véritable règne commence en toi. Toutes tes minutes, même celles qui me trahissent, tu les verseras dans mes mains car je ne me sépare plus de toi depuis que je connais ce bonheur désespéré, frénétique, comme créateur de te voir bouger, fils indigne de ma tristesse aux flancs d’animal. »

Sache encore, qu’abandonnant l’appareil magnifique de la colère et son éloquence pure, il me fait te chuchoter : « Derrière toutes tes actions vénielles et mortelles, tu retrouveras mon visage, et les putains de tes nostalgies, tu les étrangleras, peut-être, las de m’entendre ricaner quand elles ont, au cou, le ruban rouge de la complaisance et l’accroche-cœur, ici.

Jusqu’à présent, on n’a fait que s’affronter et se confondre, mais, à présent, on s’affronte pour se dissocier, et le temps des chiffres sur l’ardoise, du total misérable et plâtreux, du cul de bouteille, du couteau de 2 fr. 75 et des veines tranchées est venu.

L’heure est belle, en vérité, et, sous nos pas, nous faisons craquer le mépris comme le bois mort des bosquets à frites… »

Que de rancœur, mon Dieu, que de rancœur ! L’heure est belle, en vérité, et je me demande si le dégoût n’est pas notre vrai faste, à nous les damnés d’amour et de poésie.

Depuis trop longtemps, vois-tu, je te juge, et nos mères pleurent sur les péchés originels de leurs petits.

La peur, l’angoisse, la lâcheté, l’âme en fuite comme le troupeau traqué, la trahison qui n’est pas plus compliquée que le passe-partout du premier serrurier venu, voilà, voilà ce que j’ai trop chéri. Que l’heure est belle !

Entrez dans le confessionnal, Caïn démoniaque, chef des tribus dansantes, velues et criminelles, agenouillez-vous devant la robe noire tachée de graisse humblement et gémissez le mea culpa. Vous aurez, vous aussi, de l’huile, à l’heure de la mort, sur votre front que l’Espérance avait fait rouge comme le soleil qui se lève entre les bandelettes d’or de l’aurore… Vous finirez en catholique, Caïn, vous qui fûtes déshonoré et trahi par votre tentation, vous qui n’avez pas su choisir la victime maudite, et qui avez voulu tuer, comme s’il en valait la peine, cet infime pécheur… ce pauvre enfant !

Oui, l’heure est belle… Et quand tu chercheras le sens de ma présence hostile et détestable, dans chaque cellule de ton être, je te ferai entendre le fléau sur l’aire, le marteau dans l’atelier métallique, la roue du rémouleur mouillée des larmes de la rouille. Je te ferai voir les dents voraces du moulin, l’abîme dévorant de la mine, tout ce que les machines ont de conscient et de gigantesque, tout ce que les chimies industrielles ont de corrodant et d’impur dans les hangars où souffre l’eau, où crient les courroies, où flambe l’alcool, où siffle la vapeur, où le charbon sue comme l’esclave noir, où la peau de la bête trempée dans l’acide commence, par la couleur de la pourriture, à résister à sa propre décomposition.

Voilà ! Es-tu content ? Tu peux être fier, pauvre homme. Et tu as, déjà, compris, brute sensible, que je ne t’ai jamais tant aimé.