Sabbat (1923)/Fatigue

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J. Ferenczi et Fils (p. 247-252).
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FATIGUE

Douceur, harmonie et calme quand je te vois. Ce livre est à sa place exacte, entre la lampe et le silence, et, nous séparant, une fleur, parfois, coupe le soleil de sa tête rose.

Nous parlons avec simplicité, et nos mots sont usuels comme le couteau, la serviette, l’assiette blanche, le rideau bleu… Quand nous disons oui, c’est franc et libre comme un sansonnet familier qui saute sur une table. Quand nous disons non, c’est grave et doux comme le rayon qu’on enferme dans le buffet plein d’ombre et d’odeurs fruitières. Quand nous disons peut-être, c’est amusant, joyeux, léger comme une toupie qui roule sur son pied agile, et nous savons que ce n’est qu’un jeu…

— À bientôt, me murmures-tu.

— À bientôt.

Je te regarde à peine. Tu as l’air de ne pas me regarder du tout. Et nous nous quittons sur un geste aussi innocent, aussi cordial que celui qui rompt le pain, prend la cruche, noue le chanvre, attache le fagot.

— Au revoir !

Et, soudain, je retombe, les jambes brisées, l’âme brisée. Voyons : ne vais-je pas m’évanouir de fatigue ? Je sens, sur mon visage, ramper la pâleur avec une lenteur de serpent. Je n’en peux plus. Que t’ai-je dit ? J’ai dû gémir, les mains sur la figure et déborder de poésie, comme l’urne du Nil dans les roseaux.

D’où viennent toutes ces perles qui font, sur ma robe, la ronde du faste et de la richesse hautaine ? Pourquoi, sur mon épaule, ai-je le poids terrible et charmant d’une chanson d’oiseau ? Et comment tant de silence, de fatalité, d’ironique science m’entourent-ils ? Le jeu des tarots étincelants et funestes s’abat sur moi, et, toute chose, en me regardant, a un visage de sibylle.

Que t’ai-je dit ? Que t’ai-je dit ?… Ah ! nulle discipline, nulle froideur, nulle volonté, n’ont raison des paroles et des pensées qui nous quittent quand nous nous trouvons en face de l’Amour !

Je t’ai tout raconté, n’est-ce pas ? Et la fièvre était sensible, autour de moi, comme une tempête.

Mon enfance ?… Oui, je te l’ai fait connaître avec l’impétuosité que l’on met à faucher le sainfoin quand on a le visage même de l’aurore, un matin d’allégresse… Avec quelle complaisance je me suis révélée à toi comme un lézard poudré d’argent, un coquelicot coiffé de folie, un loriot ravageant les cerises dans les vergers qui sentaient bon la tiédeur du soir et la présence des chèvres ! Je t’ai jeté parmi ces hirondelles — lointaines, si lointaines visions ! — qui ressemblaient à une tribu de petites veuves dans la paix des ifs funèbres… Je t’ai avoué ma tristesse animale et soupirante qui me marquait, déjà, pour l’amour, à sept ans ! Je t’ai appris mes colères de vagabond — futur incendiaire, et, peut-être, égorgeur de bergers — qui me poussaient à lancer dans le puits, désespérément, des cailloux gris, pauvres et sales… Haine pour le puits ? Haine pour les cailloux ? Je ne sais plus… Et, pourtant, je t’ai confié que la pitié fut ma seule névrose, en dépit ou, sans doute, en raison de mes fureurs affreuses, que je pleurais sur la rose tombant sous le ciseau, sur le ciseau qui était obligé de couper la rose, sur la main qui tenait la rose et le ciseau, sur tout le mal qui est fait à tout parce que la vie est ce grand rire indifférent et magnifique dont le bruit est le soleil…

Fatigue… Fatigue… Fatigue… Je t’ai offert mon adolescence, sa ferveur de lis, sa sauvagerie d’églantine, sa révolte chantante et désespérée de captive, au fond de ce couvent qui avait, parfois, l’odeur de boulangerie et de robes de bure, et, trop souvent, l’odeur d’encens, cette asphyxie…

Et ma jeunesse plus belle que la voile neuve sur la mer voyageuse, tu l’as sue encore… J’ai eu tous les dons qui jettent au malheur, et puis, à la divinité altière, à la solitude en soi.

Je t’ai montré mes blessures. Je fus toujours lapidée, mais à coups de rubis. Je t’ai montré mon cœur : il fut maudit et parfait. Je t’ai montré mon avenir : cette route qui monte, ce ciel qui s’ouvre, cette récompense, la musique, que j’ai, sans fin, gagnée par la musique…

Je t’ai parlé, ensuite, du soir de ma mort comme on parle d’une récréation charmante qui nous attend parmi des visages inconnus et bienveillants : « Dès que je serai délivrée, je danserai au milieu du bois violet à peine éclairé d’or, et telle que je suis — entends-tu ? — avec mon corps aimable, ailé, désiré par les chérubins de l’azur et convoité par les saints diables de la jeunesse. Puis, ayant payé le tribut de la joie et de la grâce, je partirai de découverte en découverte, et mon commencement éternel sera un grand cri de liberté… »

Je t’ai chuchoté bien d’autres choses… oh ! bien d’autres choses ! Je t’ai fait voir mes damnations assises en cercle, autour de moi, comme des bêtes rouges, et, toutes graves, se faisant passer pour l’absorber, chacune, et s’en nourrir divinement, l’absolu de la sagesse, de la volonté, de la puissance, de l’amour… « Voici, t’ai-je dit, mes royautés : elles n’ont pas cessé de sentir pousser à leur front la couronne démoniaque… Voici mes espérances qui ne se sont jamais lassées de manier la flèche, d’essayer des ailes, de jeter, aux forêts, la feuille nouvelle et de donner, à mon cœur, le roucoulement du printemps.

J’ai tout voulu, t’ai-je murmuré, tout entrepris, et tout réussi, puisque, chaque fois, j’ai désiré complètement. Quand je coulais à fond, je m’accrochais à la divinité de la mer, et je voyais, autour de moi, comme de vertes ou jaunes étoiles errantes, les yeux des poissons maudits scintiller étrangement.

Des démons ! Toujours des démons ! Tout a été pour moi enfer et poésie. L’étincelle fut aussi abondante et souveraine dans mon âme que dans les plus profondes fournaises, et la fourche étoilée, je l’ai portée sur l’épaule comme Jésus la croix.

Que veux-tu faire, t’ai-je crié, à cette destinée mystérieuse et magnifique par la possession qui est la mienne ? J’ai été pure entre les pures et damnée entre les damnées. Je sais ce que je veux dire, et si, pour les poètes, une géhenne existait, son adorable angoisse éternelle, car — entends-tu ? — elle m’aimerait d’amour, elle voudrait la réserver au lis que je suis.

Silence ! Tout est plein d’harmonie, d’équité, de prédestination, et je jure que j’ai toujours souhaité l’alliance du radieux Satan, qu’à jamais sa présence a été sensible, près de moi, et a pu se vérifier du rayon de mes yeux à l’ombre de mon silence.

Que c’est lourd, que c’est lourd, sur le corps et dans l’âme, la paix de Dieu et le miracle éblouissant du Diable ! Je suis chargée de ces fardeaux formidables et fraternels, bien qu’ils semblent contraires, et la sérénité et la frénésie qui m’inspirent, tour à tour, révèlent la qualité des puissances qui m’ont envahie.

Mais je sens, j’ai toujours senti que, dans l’au-delà, je serai allégée, je veux dire semblable à Eux, sans doute, et plus intelligente que le croissant au front du soir. »

Comme je suis lasse ! Quelle dépense de force, de substance sacrées ! Je n’en peux plus.

Et le Génie, là-bas, là-bas, a le visage, ce grave visage blessé par la lune, du fleuve qui approche de la mer…

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« À bientôt » — « À bientôt » — Entre nous, une fleur coupe le soleil de sa tête rose…