Sabbat (1923)/Invocation

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J. Ferenczi et Fils (p. 113-119).

INVOCATION

Apparais-moi, le ventre ouvert et digérant — ô Gigantesque ! — la luxure de tout un royaume détruit. Aie, dans les yeux, cette bestialité implacable et désespérée qui fait de toi la suprême Brute, Satan. Pousse, devant toi, dans le cri des Égyptes pénitentes et le silence des Sodomes embrasées, les tribus de Jéhovah qui désespèrent Moïse, mais montre à ce triste fondé de pouvoir que la baguette d’airain c’est toi qui l’animes et que les tables de la Loi tu les portes sur ta poitrine formidable, Satan.

Que l’enfer sorte des trous de la cagoule, Moine qui fais de l’ombre sur les cilices et les croix, et puisque tu es le bouc, ô Satan, fornique, devant moi, avec, à la fois, quatre sorcières coiffées de feux follets et du rire des morts maudits.

J’attends dix mille chats pleurant du soufre, autant de hiboux aux ailes doublées de phosphore, et qu’au milieu de ces milices lugubres, s’avancent les inquisiteurs haletants, car la croix dont ils assommaient leurs victimes est, maintenant, en travers de leur gosier.

Je veux voir les sept péchés sous la forme de charognes transpercées d’épingles dansantes, ou de papillons qui auront pour ailes l’âme de Sardanapale et de Balthazar, ou de folles aux yeux de pierreries.

Montre-moi le serpent de la faute accouplé à la colombe du salut, et, autour de ce symbole sacrilège, la ronde de tes suppôts qui gonflent, chacun, de leur rire hideux, un soufflet aux pustules de crapaud.

J’appelle ces réprouvés dont l’élégance sacerdotale et ointe, précieusement, est si chère à mon catholicisme exaspéré, et, parmi eux, je saluerai celui que j’aime : le rouge Prince de l’Église à la lèpre masquée de noir.

J’appelle ces maudites dont je suis. L’une a l’escarpin de feu scellé à son talon de danseuse trop chaste ; l’autre, le collier de rubis planté comme un couteau à son cou de séductrice qui dit toujours non, et, parmi elles, je retrouverai la Dame de qualité dont l’amant mourut en la possédant et qui cache d’un gant de velours, stigmatisée d’une morsure, sa main coupable.

Répands, autour de moi, les nuits glacées de la pénitence sifflante et à jamais tentée, le bleu sinistre des concupiscences impies, le rouge effroyable des crimes commis dans le ventre des mères, le jaune blêmissant des cieux de catastrophe, alors qu’au chant métallique des guerres, la haine, le viol et les loups se jettent sur les mêmes proies. Je veux voir, à la fois, le violet des chasubles et celui des stupres mentaux, le blanc des pires souillures et celui des colombes que nourrit l’éternité des poètes… Fais-moi connaître le vert de toutes les putréfactions : celle du chien noyé, celle du cadavre qui éprouve, peut-être, de la volupté aux caresses des larves, celle de Jéhovah qui finit, tant il en invente, par être dévoré par les sauterelles… Satan.

Je t’en supplie ! Que je satisfasse absolument cet amour détestable que j’ai pour la présence du poison. Fais-les-moi tous sentir et toucher, dans leurs mille cellules pensantes, et que les fleurs vénéneuses, filles du soleil et de la mort, s’inclinent, une à une, sur mes lèvres, avec des sifflements de vipères soûles… Satan.

Ouvre, pour moi, ces écuries où la décadence des Empires se vautre quand, las d’inquiétudes et de blasphèmes, les Nabuchodonosor se réjouissent de n’apporter, au néant et à sa pourriture, que la carcasse d’un pourceau… Satan.

Offre-moi, comme autant d’enfers, les cœurs que j’ai pavés des braises de mon désir, et jette, enfin, dans mes bras, l’Être que je me suis refusé jusqu’à présent car nous n’étions pas dignes, encore, lui et moi, du nombre et de la splendeur de mes péchés, Satan. Que ma paupière batte sur lui comme l’aile de la hulotte néfaste, et qu’il vienne, qu’il vienne car le grand Salut, c’est se damner ensemble… Satan !

— Est-ce bien toi qui parles ? Je sommeillais sur la gerbe blonde de mes foudres, et, une fois de plus, je rêvais que l’azur était à moi.

— Pardon ! Mais je n’ai, encore, donné du Diable que le lyrisme.

— Eh ! qu’ai-je donc de plus, à ma fille naïve ? Pourquoi, toi, poète, ferais-tu de moi un autre être que le Génie, ce musical damné ? Pourquoi ne resterais-je pas, pour toi, avant tout, l’écumeur des mers irréelles qui a, dans sa poitrine, le pillage divin, le naufrage bienheureux, la mort qui saute vers les étoiles avec les barils de poudre en révolte, et, pareil au tonnerre, le rire de son cœur ?

Satan ? C’est ce que chaque homme a de plus vivant, de plus involontaire en lui.

Voyons, ma fervente Démone, ressaisis-toi, et poursuis ton œuvre en ouvrant de plus en plus les ailes de ta démence sacrée. Le sabbat de l’esprit est autrement plus terrible que l’autre et combien plus fastueux ! Se déshonorer avec quelques diables crottés, quand la nuit sent le curé et la sorcière et les haillons des maudits honteux, est un jeu de mauvais goût, bien désuet, et qui ne vaut pas un coup de mes cornes, ma fille.

Mais recréer Satan, c’est autre chose. Toute grande poésie est infernale car elle a mes deux puissantes vertus : la révolte et l’orgueil. Eh ! qu’as-tu fait jusqu’à cette heure, sinon t’affranchir et espérer ? L’espérance est le plus immense orgueil, enfant de mon cœur.

Laisse mon alchimie puérile bouillir dans les creusets des Faust rudimentaires. Laisse mon imagerie effroyable et ridicule pervertir encore les adolescents abouliques qui nourrissent de vinaigre leur anémie rebelle et les prêtres qui, dans le sadisme effréné des peurs catholiques, se croient déjà embrochés par mes démons de théâtre forain parce qu’ils ont, parfois, le feu sous la soutane.

Enfant, enfant, je ne fais pas commerce de corne de jeune bélier égorgé sous le nombril des sorcières en rut ou de viscères de serpents surpris par la hache, à l’instant de l’amour.

Mon trafic est plus grave. Je suis le contrebandier qui passe les âmes de pur métal d’un monde à l’autre. Déjà, je t’ai soulevée dans mes bras. Bientôt, je te chargerai sur mon dos. Ma marque, à ton front, n’est pas une tache de suie. Elle est une traînée d’étoiles et, puisque tu invoques Satan, mérite-le.

Mais, va, je te connais. Tu joues aux osselets dans la tempête…

— Et puis, pour crever des cerceaux je n’ai jamais assez de diamants. Il me faut, encore, les poings d’or du soleil.

— Je sais. Tu viens de m’invoquer avec une si étonnante candeur ! Comme tu as cru dire des abominations !

— Oui.

— Ah ! Ah ! Tu n’ignores, pourtant, pas que la damnation est ailleurs, et que sentir une rose est le grand tourment pour le poète, donc le grand péché. Mes mille tentations dévorantes n’entourent que celui qui rêve, les bras croisés, sur son vêtement de lin, et l’enfer — par ma foi ! — l’enfer, on le visite en robe de Béatrix et en couronne de laurier.

Quant à ce chapitre que tu me consacres, où en est-il ?

— Ô mon Archange rayonnant ! Tu as bien vu que je comptais, pour le nourrir, sur la sale magie, la sombre cabale, les horribles messes à rebours, les immondes sorcières qui vont s’accroupir autour de la lune tandis que Belzébuth, chien des ténèbres, hurle dans le silence des morts…

— Folle !

— Pourquoi ?

— Sacrée engeance des poètes ! Ils ne doutent de rien, et comme ils ont raison ! « Et votre livre ? Quand nous le donnez-vous ? » leur demande-t-on… « Mon livre ? Je l’ai quasiment fini… — Hum ! — Oui, fini… » Ils n’en ont que le titre. Mais quels génies ne voltigent pas autour du titre d’un livre de poète, surtout quand il est à faire ? D’eux-mêmes, les génies en forment les pages, et puisque tu as bien voulu nommer : Satan la deuxième partie de ton poème, ma fille, eh bien ! — par Satan ! — je te veux aider.

— Quel bonheur ! Mais je m’y attendais.

— Ah ! divine fausse innocence des poètes ! Pervers charmants, maudits délicieux !

Je viendrai te prendre, demain, à minuit.

— Où me conduiras-tu ?

— Chut ! Mais, par Satan, je veux te prouver que l’enfer est autrement subtil, mystérieux, délicat et… infernal, ma fille, qu’on ne se l’imagine à travers le catéchisme et les sermons du carême.

Je te mettrai, par la suite, en présence de quelques autres de mes possédés. Tu les as, d’ailleurs, tous connus.

À demain, minuit.