Sabbat (1923)/La nuit des nonnes

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J. Ferenczi et Fils (p. 120-129).

LA NUIT DES NONNES

Un… deux… trois… quatre… — Voix de l’éternité que vous êtes grave ! — Cinq… six… sept… huit… — Cloche du couvent comme vous sonnez lentement tandis que, dans une cellule, les nonnes veillent la nonne défunte ! — Neuf… dix… onze… douze… — Ah ! Ah ! Ah ! que la chouette a un beau cri ! Il semble que son hoquet de folle lui est arraché de la gorge par le coup de poignard de la lune.

Sœur sainte Marie-Ange est morte à dix heures, hier soir…

— Je la connus, jadis, dans le couvent où nous étions pensionnaires. Elle avait seize ans, des boucles brunes, des joues veloutées et blanches, le sourire subtil de la musicienne… Elle portait, sur la poitrine, le large ruban vert de l’enfant très sage, et ses yeux aux cils forestiers étaient verts comme son ruban, comme des feuilles printanières et si tentées… Elle s’appelait Marguerite, m’aimait d’amitié pathétique et se perdit par orgueil,

— Par volupté, aussi, la très chaste ! Te rappelles-tu quand, sous le rayon des vitraux où l’Archange s’armait d’azur et de colère, sa longue tresse légère et sombre étincelait ? La tête dans les mains, elle priait, elle priait. Elle était l’édification du couvent. Mais toi qui regardais avec exaltation cette sainte, toi qui péchais au nom de toute la vie amoureuse en adorant la chevelure ténébreuse et scintillante de paillettes d’or et du rire de l’Archange, tu fus moins coupable qu’elle.

Plus que toi, encore, elle eut le sens de Satan, cette marguerite…

Te rappelles-tu qu’Octave Feuillet réussit à la pervertir, lui donna l’aristocratie factice du dédain social ? Jouait-elle assez à la Princesse incomprise et froide, cette brûlante réprouvée ? Octave Feuillet ? Eh ! Eh ! Je prends, aussi, forme mondaine et romanesque, imbécillité fastueuse de « jeune homme pauvre ».

Ta Marguerite, au retour des vacances, portait, dans ses bras, un grand bouquet blanc — elle adorait le blanc, comme toutes les maudites — et elle allait le jeter aux pieds de la Vierge rustique qui ressemblait à une rude gardienne de brebis, là-bas, dans la chapelle du fond du jardin où tout était satanisme, du rossignol des coudriers à la violette indigente.

« Mon Dieu, disait-elle, j’ai rencontré un brillant lieutenant de vaisseau, au bal. Il avait des yeux d’Orient et il sentait le tabac des bouges. Il m’a parlé des fumeries d’opium… L’opium ? C’est un long voile d’argent n’est-ce pas ? — qui nous sépare des visages endormis… »

Ah ! Ta Marguerite, ta Marguerite ! Jamais elle n’eut une pensée obscène, jamais elle ne caressa ses seins adolescents, jamais elle ne demanda à l’eau pure autre complaisance que d’assurer la stricte netteté de son corps, elle communiait trois fois par semaine et recueillait, dans un album fleuri d’une pensée sauvage et violette comme le visage que je prends dans les allées des presbytères, les paroles incohérentes et enflammées de ce lyrique de la chaire : Lacordaire au froc blanc.

Une sainte, je te dis, une sainte !

Oui, elle fut extrêmement vertueuse et dévote, mais — ah ! ah ! — elle s’est faite religieuse. Vraiment, le lieutenant de vaisseau langoureux, canaille et parfumé la hantait trop… Et puis, elle avait, décidément, un goût déterminé pour le « jeune homme pauvre ». Elle en découvrit un autre… Et celui-là ne la laissa pas échapper. Il rôdait, les talons nus, sur les bords du lac de Tibériade…

Quand elle entra au noviciat, à dix-neuf ans, que t’écrivit-elle, elle qui était belle, riche, courtisée, musicienne comme toutes les damnées ? Que t’écrivit-elle ? « J’ai un fiancé céleste, un brûlant époux qui m’aimera toujours, toujours, toujours. » T’a-t-elle parlé d’un père divin ? Non ! Non ! Jamais. Le sens de l’éternité joint à celui de l’ardeur, voilà ce qui caractérise les démoniaques. Le feu éternel couvait dans le thorax étroit enveloppé d’alpaga noir. Elle fut ma fille plus encore que toi, et, ayant vécu dans la pénitence, la sainteté, la chasteté, — la prophétie comme tous les mégalomanes, — en pleine lucidité, une heure avant sa mort, qu’a-t-elle fait ?

— Elle a pleuré, en donnant tous les signes du désespoir.

— Pauvre enfant ! Le Dieu trop espéré était, une fois de plus, en déroute, et, dans les cierges funèbres, mon œil brillait. Elle l’a bien vu, va, et cette dupe embrasée et orgueilleuse a versé les larmes de la déception finale sur ses joues de cire.

Ne t’attendris pas. Je les ai essuyées doucement, et ta Marguerite qui avait offert, pour toi, au Dieu monacal — la naïve superbe ! — sa vocation de maudite, en comprenant, à la minute suprême de l’agonie, que le seul inspirateur de son existence séraphique fut moi, n’a plus songé aux parvis bienheureux, mais si prévus… Elle a fui allègrement dans la liberté que l’on gagne en faisant acte de mort…

Te la rappelles-tu aux cours ? Les religieuses en donnaient la direction à des messieurs fort distingués, fréquentant la messe, bons pères, bons époux, d’âge mûr. Mais la jeunesse est toujours au front des hommes qui passent les portes des couvents pour aller instruire les petites filles…

— Oui… oui… Je comprends tout maintenant. Je m’explique la petite tête hautaine et provocatrice de Marguerite, la coquetterie infernale qu’elle mettait à se montrer le plus possible de profil à ces messieurs, car ce profil était insolent, net et délicat comme…

— Le mien quand je passe les atours noirs et princiers de sainte Thérèse…

— …Elle regardait si étrangement le professeur de chimie !…

— Ah ! ah ! Faust et les cornues !… Tout est significatif, ma fille, mais on ne le sait pas assez.

— Moi, celui que je contemplais, c’était le professeur de dessin. Il avait la timidité honteuse et ravissante d’un faune surveillé par les nonnes. Le plus jeune de tous, on le disait beau, et quand il corrigeait, sur mon carton, la feuille d’acanthe…

— Sa main tremblait.

— J’en vois, encore, le poil blond et dru, la tache d’or si animale aux jointures…

— Eh ! le couvent vous éduque, mes filles ! Quant à ta Marguerite…

— Je comprends tout maintenant. Avec son petit accent précieux de Gasconne pédante, elle avait surnommé son chéri, cet homme aux rudes cheveux blancs en brosse, à l’œil dont l’iris, lentille d’or étroite et concentrée, était si satanique : « Le roi détrôné de Pologne. »

— Goût du faste et de la décadence. Tous les sadismes sont catalogués, chez moi. Et te rappelles-tu quand la réaction avait lieu, que le liquide bouillait et devenait angéliquement bleu, de ce bleu qui fait rire la salive entre les dents ?…

— Oui… Oui… Je me rappelle. Le bel œil vert de Marguerite prenait, alors, l’humide éclat de l’émeraude solitaire et farouche qui, dans la vitrine secrète, entre le chapelet de nacre et le poison médical, médite sur le sort des choses damnées.

Une fois, elle jeta un long cri, dans la salle de récréation hantée et nocturne, entre un saint Louis de Gonzague hystérique et la vitrine d’histoire naturelle où le système veineux saignait à côté des méduses et des ammonites. Elle jeta un long cri, cette sage… Le lendemain, elle courut, comme une folle, trouver le prédicateur de passage qui recevait avec mystère, au parloir, les enfants qui se croyaient prédestinées. Elle s’agenouilla, baisa les mains apostoliques — encore une toquade foudroyante et passionnée ! — et dit tout bas : « Mon père, venez à mon secours… »

— Ce prédicateur — ah ! ah ! ah ! — était vieux, digne et saint, mais il avait — regarde-moi bien, en ce moment — mes grands et noirs sourcils obliques…

— Toujours Satan !

— Toujours.

Montons dans la cellule de la morte.

— J’ai peur.

— C’est si bienfaisant d’avoir peur ! Quatre cierges brûlent autour de Marguerite. Qu’elle est belle, elle qui meurt à vingt-six ans, la poitrine étroite et condamnée, elle qui ne toussa pas une fois, et qui, pourtant, n’a quasiment plus de poumons dans la petite cage torride où chanta son cœur angélique !

Sœur sainte Alphonsine, n’entendez-vous rien ? — Hélas ! je n’entends que la pluie sur la feuille morte. Les chœurs des Anges, où sont-ils ? — Sur la feuille morte, ma sœur. Écoutez la douce pluie de la mort tomber dans la nuit de novembre. Écoutez le courlis crier dans vos jardins religieux. Écoutez toute la nature dont je suis l’harmonie et la damnation gémir avec amour parce qu’une enfant sans péché — mais si coupable, si coupable ! — vient, en pleurant, de fermer ses grands yeux verts sur les cierges funèbres.

Satan partout, partout… Où n’est-il pas ? Je vous défie, sœur sainte Alphonsine, de me dire où il n’est pas. Et s’il ne prenait pas souvent la place du divin crucifié, sur votre poitrine plate, vous donneriez-vous la discipline jusqu’à la pâmoison ?

Où n’est-il pas — dites-le-moi ! — Satan ? Quelle est celle de vous qui ne chasse pas, chaque fois qu’elle ouvre sa fenêtre sur les jardins sans espoir, au ciel limité et troublant comme un vitrail, l’inexprimable odeur de la vie avec l’odeur des troënes ? Pauvres nonnes ! Vous êtes chastes, mais c’est parce que vous êtes chastes que le péché vous assiège comme le bélier invisible dont les coups de cornes souterrains faisaient trembler Babylone.

Sœur sainte Alphonsine, Sœur sainte Séraphine, Sœur sainte Isabelle — ô vous l’abbesse des réprouvées, vous dont la bouche mince semble constamment bue par votre œil dévorant ! — pourquoi venez-vous de jeûner quarante jours ? À cause de Jésus ? À cause de moi ? Qu’importe !… Il savourait la Vie éternelle quand je reposais, sur son cœur inquiet et suave, ma tête de Bien-Aimé, jadis, à la Cène de la possession…

Ah ! si tout n’était pas tentation, c’est-à-dire si tout n’était pas Satan, que la vie et la mort seraient abominables !

Sœur sainte Alphonsine, Sœur sainte Alphonsine, qu’aimez-vous ?

— L’encens, cette musique vaporeuse, l’orgue, ce tonnerre qui souffle de l’encens, les vitraux où c’est si rose, si bleu, si rouge, si éteint, si embrasé, si mystérieux, si catholique, qu’il n’est pas possible d’y croire sans sombrer dans le désespoir délicieux du péché mortel inspiré par l’amour divin.

— Eh ! Eh !… Qu’aimez-vous encore ?

— Le bréviaire habillé de noir, fleuri de roses, la confession à voix très basse, et, autant que possible, à un Oblat, à un de ces religieux mélancoliques et à l’air espagnol qui soupirent à chacun de nos aveux, la main sur la croix de cuivre de leur poitrine farouche… La communion, au retour de laquelle, le voile nous tombe sur le visage, comme un drap funéraire, à nous qui sommes des mortes qui marchons… J’aime, aussi, le cilice, notre couche de corde, notre bure, notre plainte, dans la chapelle, la nuit, quand Jésus se refuse, et, aussi, le réfectoire où, une fois par an, nous sommes enfantines à cause de la couleur d’une pomme, un jour de grande fête liturgique…

— Gagnez le Paradis avec tout ça, si vous pouvez, garces divines ! Quant à moi, je vous damne… Qu’aimez-vous encore ?

— L’Ange qui entre dans la cellule de Marie…

— Pardieu ! Gabriel… Ah ! oui, le beau Gabriel ! C’est mon double chéri. J’ai mes yeux rouges ou ses yeux bleus, mon aile noire ou son aile blanche, mon sceptre royal ou son humble lis d’argent…

Nonnes, je fais toutes les Annonciations !

Bonne nuit, Sœur sainte Alphonsine. Veillez bien la morte. —

…Bonne nuit, ma fille. Tu souris maintenant ?

— Oui, car je sais que Marguerite fut, comme moi, une maudite.

— Plus que toi, ma fille, plus que toi.

…Elle portait, au retour des vacances, un grand bouquet blanc, dans ses bras débiles, et allait le jeter…

— Je la trouvai, une fois, presque évanouie aux pieds de la Vierge rustique qui ressemblait à une rude gardienne de brebis… Le rossignol des coudriers chantait derrière la chapelle où la violette indigente… « Qu’avez-vous, ô ma Marguerite ? » — « Figurez-vous que le lieutenant de vaisseau m’a dit, dans toutes les langues, l’aveu d’amour. » — « Et en français ? » — « Non… Non… C’était là un péché… Mais nous avons valsé ensemble. J’ai rapporté cette valse. Je vous la jouerai, demain au crépuscule, quand Madame sainte Agathe ira soigner ses engelures. Elle s’appelle : Espana. On y entend des castagnettes… » —

— Bien entendu.

— Et je t’assure, Satan, qu’en me racontant ces enfantillages, elle défaillait, elle défaillait…

— La maudite ! La maudite ! Rien ne fut innocent pour elle. Pas étonnant : elle était sainte. Six mois plus tard — la damnée ! — que gémissait-elle, dans un parloir où des roses artificielles s’empressaient — diaboliques, diaboliques ! — autour du Cœur stigmatisé, que gémissait-elle, toujours de sa même voix amoureuse et faible de colombe exténuée, que gémissait-elle au prédicateur qui avait — te rappelles-tu ? — mes grands et noirs sourcils obliques ?

« Mon père, je veux me faire Carmélite… »

Ah ! ah !