Sabbat (1923)/Jeux

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J. Ferenczi et Fils (p. 241-246).

JEUX

Et je te jure que je suis tout ce que tu as aimé, et, pour commencer, importune, avide, noire et pillarde comme ces pies qui étonnaient et ravissaient ton enfance. Je vole bas, entre un ciel de pluie et un champ de luzerne, près du moulin et de la chèvre attachée à un essieu de charrette parce que j’ai envie que tu me lances un caillou et que tu me casses l’aile, ô vagabond !

Je tourne, autour de toi, dans ma robe de buis, comme la toupie à laquelle tu donnais le bourdonnement de l’abeille, la couleur de la route, la vitesse de la fantaisie, l’empressement victorieux de ton désir, la folie intermittente de ton âme, d’un coup de fouet, au temps où tu étais ce bandit qui faisait du mal à tout par trop de tendresse.

Et cette paille qui restait à ta veste lorsque, sournois, tu bravais les hommes, blessais le pain futur, insultais la vie nourricière en frappant, du bâton de l’indiscipline et du maraudage, le blé qui commençait à mûrir ? Et ce couchant pesant et violet qui t’inspirait cette haine ? Et la légère, très légère voix du soir qui te poussait à cette démence ? Et cette clarine qui, soudain, cristalline et pure, l’interrompait et te laissait en pleurs au milieu de tes ravages et de tes colères ? Et ce soupir universel qui t’apprenait que tout être aime d’amour ce qu’il tue ?…

Écoute : j’ai retenti dans ta vie à la première gifle que tu as reçue, et quand tu fouillais le pupitre de tes condisciples, pour les voler, ce n’est point leurs hochets d’écoliers qui te restaient dans les doigts, mais ce risque et cette tentation que je n’ai jamais cessé d’être.

Et, aussi, tu m’as enfermée dans des cages, appris la cruelle chanson de la captivité, gorgée de baies, de chenilles, de mouron, entourée de la sollicitude passionnée, curieuse et funeste, et je suis morte, un soir, dans ta main, en donnant à ta vie mon âme de chardonneret.

Ta main ? Comme je la connais ! Elle ne serre pas la mienne, mais elle l’effleure, en la suppliant, de toute une légèreté pensive. Ta main tiède et lente ne cherche pas, mais accueille, et par elle, je sais le touchant égoïsme de l’aile qui aime à être caressée.

Et, figure-toi que, depuis que j’existe, j’en adore la tendre nonchalance. Lorsque j’étais petite fille, elle m’attachait, à côté du chevreau, à la brouette qui allait chercher du serpolet pour les lapins et du thym pour les belles armoires qui ont du souvenir à parfumer.

Quand je fus, à quinze ans, ce groseillier si touffu, si vivant, si sauvage, elle cueillait ses grappes rouges sans froisser leurs feuilles. Elle les cueillait si pudiquement que ma sève s’arrêtait, dans mes branches, pour s’étonner et rire, ensuite, de toutes ses gouttes d’or.

Quand, plus tard, j’ai lu les livres qui m’ont enrichie d’un orgueil ou d’un diamant, d’une belle haine ou d’un grand bouquet pourpre, c’est elle, ta main fraternelle, qui en tournait les pages, car toute violence et toute splendeur nous sont dispensées par la grâce, et je sais que les mains furtives et immatérielles ouvrent seules les portes massives des cachots. Les autres les enfoncent. Mais la vraie liberté, celle qui peut défier les geôliers, les juges, notre ombre même, ce témoin circonspect, mais inlassable, nous est donnée par le geste aérien des anges ou la clef clandestine des démons. Et ta main, ta chère main, est assez hypocrite et céleste — Dieu merci ! — pour que j’attende beaucoup d’elle.

Et comme elle est suffisamment scélérate, je veux bien qu’elle me décapite comme un pavot quand, gorgée de soleil, à la nuit tombante, je ne fais plus que du poison…

Simple comme un petit jupon rose qui sèche à l’air pur, harmonieuse comme la ruche dans sa solitude de lumière, parfaite comme le pain qui entre, chez nous, à l’heure où nous le souhaitons avec notre vie affamée et tendre, divine comme le rosier qui arrache, de sa poitrine éternelle, la rose qu’il faut à son matin, solide comme la belle maison dont les assises plongent dans les racines des chênes, fragile, légère, gracieuse comme les pampres ignorant qu’ils sont toute la joie, tout l’orgueil, toute la richesse de la vigne, heureuse comme la route nette qui part de la rivière et aboutit au clocher, musicale comme le collier de grelots qui danse au cou du chat joueur, éblouissante comme les quatre as qui sortent à la fois du cœur de la chance, fatidique comme le miroir qui, soudain, se brise sous le sourire qu’on enlumine de carmin, parfumée comme l’onguent que la Médicis dérobait au satanisme de l’empoisonneur, plus douce, plus douce, plus douce que la corde sourde qui délivre la sérénade dans les coupe-gorge de Grenade, et charmante… comme moi, si tu veux, telle fut notre première rencontre, cette première rencontre où je t’ai souri, tu sais bien… Cette première rencontre où j’ai commencé à te haïr…

Je t’aime, et c’est la noble, fière, courageuse expédition. Tu me plais, et c’est la guérilla, la tricherie dans le bouge, et, en plein cœur, le coup de couteau plus ravissant qu’un œillet.

Je t’aime : qu’importe ! Tu me plais : crève donc, oiseau ensorcelant, étranglé par ta chanson !

Je t’aime : soit. Tu me plais : grâce ! car cette mèche de tes cheveux qui me désespère infiniment, ah ! misère…

Mme Proserpine, dans son cabinet rouge où l’on va se confesser in extremis, sait à quoi s’en tenir :

— Vraiment, mon enfant ?…

— Oui, Madame : il est détestable, jaloux, perfide, complexe, décevant… Et puis, traître, bas et canaille comme Judas quand ça l’arrange… Pour trente deniers de paix bourgeoise, le cochon, que de fois il m’a vendue !…

— Passons… Passons…

— Il est tendre comme le cabaret et l’orgue de Barbarie, sensible comme la gouttière des faubourgs qui pleure sur le pas des filles… Et, ma foi, il est unique…

— Passons… Passons…

— Oui, passons… Mais il a, figurez-vous, une paillette d’or dans l’œil…

— Aïe !

— Et, sur le front, une grande ride triste et douce à laquelle je voudrais faire un pansement tout mouillé de mes pleurs…

— Pauvre créature !… La porte à gauche, mon enfant… Mais Nostradamus et Merlin, et Urgèle et Morgane, et tous les enchanteurs, et toutes les enchanteresses, y compris Circé, amoureuse des porcs charmants, et Mélusine qui, à chaque apparition de sa robe blanche, délivrait, dans le château hanté, la colombe de la mort, ne pourront rien pour vous, je vous en avertis… Une paillette d’or dans l’œil ? Une mèche comme ceci sur la tempe ?… Une grande ride triste et douce sur le front ?… Je vois… Je vois… Damnation éternelle, mon enfant…

Je vous salue bien.